Tikubawi
Après un excellent repas.
Le thé. En décoction et non pas en infusion. Pour faire du thé, on aurait besoin de trois ingrédients : du bois, des amis et du temps.
Et comme dans la légende, le thé est servi en trois fois : le premier thé, le plus fort, est "dur comme la vie" ; le second, doux comme l'amour ; le troisième, le plus subtil, suave comme la mort.
"La mort est suave ?" s'étonne M***.
Je pense, bien sûr, à Death*. Suave n'est sans doute pas le premier adjectif qui me vienne à l'esprit pour qualifier notre amie — amicale, d'ailleurs, lui ressemble plus. Mais Death sait jouer tous les rôles, Death doit être suave, certainement, pour les hommes du désert. Comme on nous a donné à voir la version arabe ou japonaise de Dream, je me surprends à imaginer le visage et la tenue d'une Death saharienne : le voile noir des femmes d'ici, le khôl autour des yeux, une robe violette... mystérieuse, belle, silencieuse... un faux silence, comme celui du désert ; un silence qui, lorsqu'on l'écoute avec attention, laisse entendre des murmures.
Ce matin, dans le 4x4, notre chauffeur et notre cuisinier écoutaient une cassette de musique targui. Certaines chansons étaient bilingues, parlant du Sahara et de la femme aimée. Le même équivalent que nous lisons dans les histoires de marins européens, le même amour : mer, désert, bien-aimé(e). La même violence, la même immensité, le même don.
Le doux bruit liquide du thé que l'on transvase. Bientôt nous boirons justement le deuxième thé, le thé de l'amour.
Le voici : il est recouvert d'une épaisse couche de mousse. Je cesse d'écrire, et le savoure, pensant à tous ceux que j'aime.
Il est tiède et sucré, avec la texture inhabituelle de la mousse sur ma langue.
Notre chauffeur, contournant le campement et baissant les yeux, a remarqué : "Tifinagh.
— C'est moi." ai-je dit. Moi qui tout à l'heure ai tracé dans le sable les caractères tifinagh pour Tikubawi, le nom de ce lieu.
Un 4x4, plus usé, d'un modèle plus ancien que les nôtres, s'arrête près de nous. A bord deux Touaregs : ils discutent avec nos accompagnateurs, demandent de l'eau.
C*** et J*** reviennent au campement avec un de ces étonnants champignons du désert, noir et blanc.
Notre chauffeur est parti prier, tourné vers l'Orient.
Le désert a-t-il donc les caractères de mes bien-aimés ?
Oui — oui. Il est ancien, il est immense, il est périlleux, il est subtil, il est absolu, il est beau, il est secret, il est trompeur, il est surprenant.
Et il y a en lui, comme dans la mer, cette qualité qui transporte l'âme et écarquille les yeux, qui coupe la respiration, cette qualité d'Autre Monde qui est l'amour. Ou qui est, pour d'autres esprits ou d'autres civilisations, la part des dieux, ou de Dieu.
Nous n'avons pas eu droit au troisième thé. Pas de Death pour aujourd'hui.
NdA :
Death est un personnage de la merveilleuse série de comics Sandman dont le scénariste est Neil Gaiman. Un personnage pour lequel le premier destinataire de ce carnet et moi-même avons grande affection.
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