lundi 18 avril 2005

SAHARA (23) : UN DERNIER ALPHABET

Dans l'avion.
17h20
(heure locale) - Nous décollons. L'avion doit survoler El Oued, Constantine et la Corse. Si les nuages, le sable ou la nuit ne nous empêchent pas de voir le paysage...

20h30 (heure française) - Toujours Edmond Jabès : "Le sable débat de l'existence de Dieu."
"Dans le langage des sables, du vent, Dieu est synonyme de dune... Dune édifiée grain par grain, où l'esprit souffle dans le désert. La difficulté de nos rapports avec Dieu vient de ce que nous sommes, à tout moment, à la merci d'un grain de sable."


Chaque pays a son alphabet. Chaque paysage parle une langue différente.
Composer celui du Sahara ? Il y aurait forcément, en effet, Sable et Vent, Dune et Reg. Il y aurait Eau, ou Guelta. Il y aurait Trace, il y aurait Chèche : il sert à tout le chèche, à se protéger du soleil du sable et du vent, à nettoyer, à soulever une brûlante théière de métal. Il pourrait y avoir Silence, il pourrait y avoir Vert: arda en arabe, je m'en souviens parce que c'est aussi le nom de la Terre du Milieu, alors qu'Aman, la Terre de l'Ouest au-delà de la mer, aman est le mot tamahaq pour "eau". Il pourrait y avoir Violence: à plusieurs reprises j'ai évoqué cette dimension des paysages. Y*** l'a ressenti aussi, m'a-t-il confirmé, ce qui a provoqué en lui une certaine angoisse: c'est la différence entre nos natures.
Il y aurait Horizon.
Il y aurait Temps.
Il y aurait Ombre: un nom presque aussi fondamental que celui de l'Eau.

Edmond Jabès: "Un mot, sans en avoir été empêché, aura traversé le livre. Soif est ce mot, frère du sel et du sable et, aussi, à son inéluctable fin, frère desséché du silence."
Il y aurait, bien sûr, le mot Sec.
L'initiale du Sahara semble omniprésente au désert, et n'en déplaise à certains, ce n'est pas à cause des Serpents ni des Scorpions.

Une phrase de Jabès qui semble aller dans le sens de mon inquiétude de tout à l'heure: "Aucune clôture n'a de sens dans le désert, dans le vide; aucune pensée, aucun livre qui est clôture de toute pensée. Parler du livre du désert est aussi ridicule que de parler du livre du rien. Et pourtant, c'est sur ce rien que j'ai édifié mes livres. Du sable, du sable, du sable à l'infini."

Oui, car les mots, malgré tout, sont là pour enclore la réalité, pour nous rassurer. Je hais ce constat. J'ai toujours voulu que les mots soient ouverture, élargissement du monde. D'une autre façon ils le sont. Cependant les mots sont trop étroits pour dire le désert — comme ils sont trop étroits pour dire l'amour ou la mort. Ces grands infinis-là (oui, m'ami, c'est à dessein que j'use du mot endless) les mots ne peuvent que les approcher, les contourner, les suggérer. Ces grands infinis-là ne peuvent être dits.
Au mieux ils peuvent être évoqués. Et pour cela il faut s'éloigner de l'oppressante immensité pour recommencer à penser.
Très haut dans le ciel, à la nuit tombée, je suis passée de l'autre côté — la pensée, les mots, me reviennent. Je n'en éprouve ni joie ni tristesse. C'est autre chose. Un autre monde.

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