jeudi 21 avril 2005

SAHARA (24) : FIN

A toi je peux le dire, en secret : au désert, j'ai retrouvé Vykos. L'ombre de sa présence s'était éloignée de mon esprit — un trop long temps s'était écoulé — Vykos menaçait de passer au rang de souvenir.
Au désert, il est revenu.
Au désert, il était l'un des seuls êtres à tenir le choc. L'un des seuls êtres, sans doute, à tenir la comparaison avec cette beauté cruelle, violente, impitoyable, inhumaine — cette beauté qui en Y*** provoquait une angoisse.
Je suis contente que Vykos et moi nous soyions rencontrés en plein désert. Je le sais à présent: cela fait sens.

Mon Dieu ! Je continue de lire les phrases de Jabès, et voilà que je trouve: "Le désert est bien plus qu'une pratique du silence et de l'écoute. Il est une ouverture éternelle. L'ouverture de toute écriture, celle que l'écrivain a pour fonction de préserver. Ouverture de toute ouverture."
Je crois à l'existence des familles d'esprit. Ces affinités-là sont sans doute les plus profondes, les plus intenses, les plus durables. Cliché. Pardon.
On en revient à ce que je te disais (il y a un siècle ?): le vrai lecteur est celui-là qui s'interrompt sur une page, stupéfait, y découvrant soudain, clairement imprimé, le secret de sa propre vie — ou de sa propre pensée. Corollaire et conséquence: le vrai lecteur, bien sûr, est un écrivain.

Jabès : "Un espace vide est, sans cesse, à combler. Nous n'aurons eu à nous débattre qu'avec l'espace."

"Le désert est le passé. Il est le futur. Il est un avant-monde et un après-monde."


21 avril.
Et que faire après le désert ?

lundi 18 avril 2005

SAHARA (23) : UN DERNIER ALPHABET

Dans l'avion.
17h20
(heure locale) - Nous décollons. L'avion doit survoler El Oued, Constantine et la Corse. Si les nuages, le sable ou la nuit ne nous empêchent pas de voir le paysage...

20h30 (heure française) - Toujours Edmond Jabès : "Le sable débat de l'existence de Dieu."
"Dans le langage des sables, du vent, Dieu est synonyme de dune... Dune édifiée grain par grain, où l'esprit souffle dans le désert. La difficulté de nos rapports avec Dieu vient de ce que nous sommes, à tout moment, à la merci d'un grain de sable."


Chaque pays a son alphabet. Chaque paysage parle une langue différente.
Composer celui du Sahara ? Il y aurait forcément, en effet, Sable et Vent, Dune et Reg. Il y aurait Eau, ou Guelta. Il y aurait Trace, il y aurait Chèche : il sert à tout le chèche, à se protéger du soleil du sable et du vent, à nettoyer, à soulever une brûlante théière de métal. Il pourrait y avoir Silence, il pourrait y avoir Vert: arda en arabe, je m'en souviens parce que c'est aussi le nom de la Terre du Milieu, alors qu'Aman, la Terre de l'Ouest au-delà de la mer, aman est le mot tamahaq pour "eau". Il pourrait y avoir Violence: à plusieurs reprises j'ai évoqué cette dimension des paysages. Y*** l'a ressenti aussi, m'a-t-il confirmé, ce qui a provoqué en lui une certaine angoisse: c'est la différence entre nos natures.
Il y aurait Horizon.
Il y aurait Temps.
Il y aurait Ombre: un nom presque aussi fondamental que celui de l'Eau.

Edmond Jabès: "Un mot, sans en avoir été empêché, aura traversé le livre. Soif est ce mot, frère du sel et du sable et, aussi, à son inéluctable fin, frère desséché du silence."
Il y aurait, bien sûr, le mot Sec.
L'initiale du Sahara semble omniprésente au désert, et n'en déplaise à certains, ce n'est pas à cause des Serpents ni des Scorpions.

Une phrase de Jabès qui semble aller dans le sens de mon inquiétude de tout à l'heure: "Aucune clôture n'a de sens dans le désert, dans le vide; aucune pensée, aucun livre qui est clôture de toute pensée. Parler du livre du désert est aussi ridicule que de parler du livre du rien. Et pourtant, c'est sur ce rien que j'ai édifié mes livres. Du sable, du sable, du sable à l'infini."

Oui, car les mots, malgré tout, sont là pour enclore la réalité, pour nous rassurer. Je hais ce constat. J'ai toujours voulu que les mots soient ouverture, élargissement du monde. D'une autre façon ils le sont. Cependant les mots sont trop étroits pour dire le désert — comme ils sont trop étroits pour dire l'amour ou la mort. Ces grands infinis-là (oui, m'ami, c'est à dessein que j'use du mot endless) les mots ne peuvent que les approcher, les contourner, les suggérer. Ces grands infinis-là ne peuvent être dits.
Au mieux ils peuvent être évoqués. Et pour cela il faut s'éloigner de l'oppressante immensité pour recommencer à penser.
Très haut dans le ciel, à la nuit tombée, je suis passée de l'autre côté — la pensée, les mots, me reviennent. Je n'en éprouve ni joie ni tristesse. C'est autre chose. Un autre monde.

SAHARA (22) : "CE QUI NE FINIT PAS DE FINIR"

Dans l'avion (mais à terre)
16h45 —
(heure locale)
Nous sommes dans l'avion. Nous avons réussi à obtenir des places côte à côte. Il fait très chaud, les portes étant ouvertes et le moteur arrêté.
Trop chaud pour penser, trop chaud pour écrire, dans l'atmosphère confinée de l'habitacle.
Le ciel est toujours couvert : nous ne verrons rien pendant le vol. Par le hublot, je distingue, au-delà de la piste, ce que je sais être le sable du désert. Mais cela n'a rien de beau. La brume voile le relief montagneux. Je n'aperçois qu'une bande de sable, plate et beige, ternie par la lumière grise. Une pitié.
Je ne rêve que de décoller. Que la fraîcheur, l'élévation, me permettent d'écrire quelques dernières pages dignes de ce pays.
L'attente s'éternise. Pour la première fois depuis midi, les gens protestent. Il fait trop chaud.

Peut-on écrire au désert ? Je veux dire : écrire au sens littéraire, au sens poétique du terme. Ne faut-il pas s'éloigner de lui pour retrouver cette faculté ?
Cliché : au désert, Rimbaud n'écrivait plus de poésie.
Et je me suis surprise à écrire dans ce carnet des phrases aussi peu littéraires que possible. Difficile de savoir, de trancher entre cela et la perpétuelle angoisse de l'écrivain (et si je n'étais plus capable d'écrire ? et si je ne trouvais plus les mots ? et si le don m'avait fuie ?) Peut-être.
A voir. Au retour, j'essaierai peut-être d'écrire ce texte que j'ai à peine commencé à concevoir.
Le désert, est-ce la page blanche ?

Chaleur, chaleur. Pire que toute journée dans le désert. On a fermé les portes mais pas pour mettre la clim, pour... vaporiser un produit anti-insectes sur nos bagages de cabine !

Les mots d'Edmond Jabès (écrivait-il après ou pendant ?) : "Le désert garde la nostalgie de la mer, notait Reb Safad ; c'est assez dire quelle attirance elle exerce sur nous." et "Le désert, c'est ce qui ne finit pas de finir. […] Où est la fin, disais-tu, sinon, au-delà du terme, dans les débris disséminés de l'espoir ?"

SAHARA (21) : ETHNOLOGIE DES AÉROPORTS

Aéroport de Djanet
L'attente.
Un avantage, tout de même : l'aéroport est climatisé.
Pardon, à l'instant où je l'écris, l'aéroport est privé d'électricité, donc de climatisation. Hum.
Je t'épargne les premières péripéties horaires : sache seulement que nous sommes arrivés à l'aéroport à midi, qu'il est 13h50, et que nous ne sommes pas sortis de l'auberge.
Il faut savoir que notre avion effectue une boucle à multiples escales (Paris CdG - Marseille - Tamanrasset - Djanet - Marseille - Paris CdG), ce qui multiplie les occasions de retard.
Nous avons grignoté une bonne partie des provisions achetées à Djanet. Certains sont assis sur des sièges — il n'y en a évidemment pas assez pour tous les passagers qui attendent, comme dans toute gare et tout aéroport — d'autres assis par terre — les deux hommes, stressés, restent debout, traversent régulièrement la salle en quête d'informations — Y*** étendu à demi sur les sacs les plus mous. Les coupures d'électricité semblent fréquentes, nous privant à la fois de clim et... de l'annonce des horaires, qui de toute façon est purement indicative, les renseignements les plus fiables étant transmis par les rumeurs orales.
L'appareil numérique prêté par un ami est arrivé à cours de batterie au bout de 3 jours.
14h30 — On nous annonce que l'avion vient de décoller de Tam, dernière escale avant Djanet. Tout espoir n'est pas perdu : la clim fonctionne.
14h45 — Les gens sont très calmes. Plusieurs groupes se sont assis en cercle par terre, jouant aux cartes ou bavardant. Personne ne se plaint, personne ne parle fort.
L'écran des annonces est bloqué depuis une bonne demi-heure sur un paysage de désert rougeâtre agrémenté de la phrase "Nous vous souhaitons un agréable voyage" en arabe et en français. Nous sommes dans les pages d'un livre : Le Voyageur immobile.
La musique d'ambiance est discrète mais amusante : elle consiste en remix arabes de chansons occidentales. L'orchestration orientale du tube de Titanic est franchement hilarante.
15h05 — Celle-là mérite d'être racontée. Ils sont à court d'étiquettes pour les bagages et doivent attendre l'arrivée de l'avion de Tam pour en récupérer un stock et pouvoir poursuivre l'enregistrement.
Mais l'écran annonce toujours l'atterrissage à 13h55 : tout est sous contrôle... mais C*** envisage un putsch pour prendre en mains cet aéroport.

SAHARA (20) : LE SYNDROME DU DERNIER JOUR (2)

Hôtel Tenere, chambre 109
Hier soir, j'ai eu un passage... mélancolique. Au sortir de ma douche, j'ai trouvé Y*** si bien plongé dans son bouquin de Sciences de l'Education qu'il ne répondait pas à mes questions, ne semblait pas même m'entendre. Comme si je me tenais ici, en plein Sahara, et que lui était déjà de retour à Marseille.
J'aime la saveur particulière de ces périodes de transition : bien sûr, ce sont des frontières. Mais Y***, lui, n'est pas à l'aise sur les frontières. Il lui faut être d'un côté ou de l'autre, pas dans cet entre-deux déstabilisant.
Alors je l'ai fui. Je suis allée me jucher sur un mur, face au désert et au vent tiède du crépuscule. Un lieu de frontière pour un temps de frontière. J'étais bien.
Plus tard, nous avons tous ri à nouveau. Dîné. Nous sommes couchés tôt. J'ai assez bien dormi, me suis éveillée souvent au cours de rêves variés — mais très européens.
Et maintenant ?
Un dernier passage dans les rues de Djanet, démarches, achats. Pas des moments que j'aime particulièrement. Ce n'est pas la première fois que je ressens cela : la frontière est une subtile alchimie, qui ne correspond pas souvent aux dernières heures d'un voyage.
Maintenant, de retour à l'hôtel, nous finissons de boucler les bagages et nous préparons à une longue, très longue attente à l'aéroport.
Maintenant j'écris. Il semble bien que ce soit le dernier, le seul, moyen d'occuper ces heures sans trahison.
Les muscles de mes jambes sont toujours un peu raides.

dimanche 17 avril 2005

SAHARA (19) : LE SYNDROME DU DERNIER JOUR (1)

Hôtel Tenere, Djanet.
Mon corps est las : je sens les muscles de mes jambes, raides et durcis. Mais je n'ai plus sommeil. Mon esprit est clair, mais je ne sais plus que penser. C'est la phase délicate : apprivoiser le retour.
Et je n'ai pas envie de rentrer, malgré tout. Les rapports d'un petit groupe clos étaient amusants : Y*** s'est diverti quelquefois à les analyser en termes ethnologiques. Et puis... c'était un temps de vacances. Je vais revenir au travail, aux obligations administratives (deux dès le lendemain du retour) ; je vais passer d'un système "primitif" mais confortable à un système complexe de désillusions. Je vais remplacer le rythme de la marche par celui... d'Internet.
Réacclimatation. Je sais bien qu'elle se fera très simplement, très naturellement, très vite. Mais j'arrête le temps : ici et maintenant, je n'ai pas envie de revenir.
Cette soirée apaisée à l'Hôtel Tenere pourrait se prolonger indéfiniment. Non : car elle sera, est déjà, faussée par la perspective du retour.
Dès le 4x4, tout à l'heure, C*** et Y***, à l'arrière, parlaient de l'IUFM. J'étais heureuse d'être devant avec A*** : plus inconfortable, certes, mais cela me permettait de rester.
Je t'écris assise sur le tapis entre les lits. Je n'ose pas m'asseoir sur les draps propres avec mes vêtements sales, et je ne veux pas me changer avant de m'être lavée.
Eau fraîche, et sans le goût chloré de l'Aquatab qui la purifie (indispensable sur le Plateau) : encore un plaisir simple et oublié.
C'est du même ordre, je le sais bien, que l'état d'esprit des retours de grandeur-nature. Pourtant il y a quelque chose de différent, quelque chose de plus, que je peine à identifier.

Le lieu : sur le Plateau, nous étions vraiment seuls, vraiment loin. A de longues heures de toute civilisation.

SAHARA (18) : DE LA RELATIVITÉ DE LA NOTION DE CIVILISATION

16h56. Au bas du plateau.
La partie de descente abrupte à sauter de pierre en pierre fut ludique, comme je le prévoyais. Nous avons pris beaucoup d'avance et C***, Y*** et moi sommes arrivés en bas bien avant les autres.
Puis est venue cette partie fastidieuse de tout voyage : une marche sur terrain plat, plus longue que dans nos souvenirs, avec du gros sable coupant qui gicle à chaque pas et rentre dans nos chaussures.
Puis un... problème. Un seul des deux 4x4 est arrivé. L'autre n'est pas là.
Après diverses propositions (les premiers arrivés ? les plus vieux ? les femmes ?) nous optons finalement pour la dernière solution, sinon que je laisse ma place à J*** (notre doyen) et qu'A*** choisit aussi de rester avec nous.
A***, C***, Y*** et moi restons donc assis dans le sable avec les bagages restants, M*** le guide Targui et "Chic" le cuisinier.

Le deuxième 4x4 est finalement arrivé : c'est un engin d'âge canonique (ou précocement usé) : pare-brise fendu en plusieurs endroits, monte-vitres à levier (et encore il faut soulever la vitre à la main), suspension inexistante... cependant nous sommes arrivés à bon port puisque je t'écris de l'Hôtel Tenere - chambre 109, cette fois.
Nous retrouvons malgré tout la civilisation avec un plaisir certain — et avant tout, la douche !
Ayant laissé Y*** passer le premier, j'ai le temps de t'écrire une dernière fois dans mes vêtements sales du Plateau. Des sacs ouverts sur le sol de la chambre. Des chaussures de marche aussi fatiguées que la peau de nos pieds (C*** a même perdu ses semelles à la fin) sont restées dehors devant la chambre. Nous avons mis en marche le climatiseur.
Tout cela nous semble, désolée pour le cliché, d'un luxe inouï.
Et les lits, de vrais lits !
A notre premier passage à l'hôtel Tenere, certains avaient remarqué que les chambres ne contenaient aucun autre meuble — bizarrerie par rapport aux hôtels occidentaux. Ce soir, je gage que plus personne ne le remarquera.

SAHARA (17) : DERNIER REPAS SUR LE PLATEAU

Nous nous préparons au dernier repas sur le Plateau. Les tentes sont démontées, les sacs bouclés.
Nous avons eu un coucher... amusant, hier soir. Des bourrasques de sable (baffane) ont soufflé avec violence, menaçant d'emporter nos tentes — le double-toit de C*** et Ch*** s'est d'ailleurs détaché. Ils sont sortis le remettre, recevant eux-mêmes une douche de sable. Ce qu'entendant, je me suis également risquée à l'extérieur pour raccrocher les tendeurs et les quelques sardines déplantées, et refermer l'auvent. Pendant ce temps Y*** restait prudemment sous la tente, se massant délicatement les pieds à la crème hydratante. Cette inversion des archétypes sexuels était si drôle que nous en avons rajouté, rajouté, et hurlé de rire.
De plus, hier soir et ce matin, nous avons eu quelques gouttes de pluie.
Nous en plaisantons souvent : "Comment c'était, le Sahara ? — Oh, vert, avec de la brume et un peu de pluie... — Personne ne va nous croire !"
Ce matin, nous avons fait une marche plus facile et plus courte, réservant nos forces pour la longue et périlleuse descente du Plateau cet après-midi. Nous avons été guidés jusqu'à deux des rares et précieux points d'eau du Plateau.
Les mouches sont toujours là. La chaleur, pesante au lever, s'est un peu amoindrie avec la venue des nuages. Nous sommes plus silencieux que de coutume, un peu assoupis ou affectés par le départ proche. Nos conversations s'en ressentent : nous recommençons, hélas, à évoquer la France.
J***, Y*** et notre guide targui ont joué à des petits jeux de type solitaire avec les moyens du désert : des petits morceaux de bois plantés dans le sable.
J'ai oublié d'évoquer les termes anglais de géologie de C*** : le mudcrack (il prononce "moodcrack") c'est-à-dire les craquelures de dessication et les ripple marks (il prononce "Ripaul Marx"), qui sont les traces des vaguelettes gravées sur les rochers.

samedi 16 avril 2005

SAHARA (16) : FRAGMENTS OUBLIÉS

C***, volontairement prosaïque : "Ce qu'il y a de bien dans le désert, c'est qu'on pisse pas."
En effet : nos muqueuses sont horriblement sèches, nos nez bouchés ou mouchant du sang.

Je ne t'ai pas raconté que la plupart de ces plantes du sahara ont des propriétés médicinales... d'ordres divers. Il en existe une, dont nous ignorons le nom français, latin, ou tamahaq (M*** ne connaît que son nom usuel en arabe) qui a de puissants effets hallucinatoires. Il est arrivé un jour que les habitants de Djanet consomment des grillons qui s'étaient nourris de cette plante : pendant 24h, un vent de folie a traversé la petite ville — un père a essayé de vendre son fils, un homme s'est rendu à l'hôpital en prétendant être médecin...

Oublié aussi : il y a beaucoup de corbeaux sur le Plateau. Souvent leurs grandes ailes noires traversent le ciel en planant. Leur bec aussi est noir : oiseaux d'ombre.
Le ciel était trop voilé, la nuit dernière, pour que nous voyions bien les étoiles. Le clair de lune aussi étouffait leur lumière. C'est un de mes rares regrets.
Dear Dream ne s'est pas vraiment montré. J'ai pensé à lui.

Dans la balade de cet après-midi, nous avons découvert une étonnante créature (en peinture seulement, heureusement). A première vue, on pourrait croire qu'il s'agit d'un sanglier doté d'une queue de castor... Que nenni ! Il s'agit du ô combien redoutable Sanglastor !
Comme son nom l'indique (car ce n'est point là un bête mot-valise, n'en déplaise aux esprits simplistes) il s'agit d'une créature à glacer le sang, à vos tordre les entrailles de peur. On soupçonne que son origine est démoniaque, comme le confirme la racine commune avec le mot alastor.

J'ai eu avec M*** une discussion d'ordre linguistique, au sujet de la répartition des langues française, arabe et tamahaq. A Alger, pendant longtemps, la majeure partie de l'enseignement se faisait en français : lui a connu cela, mais pas A***, nettement plus jeune (même si son français est aussi parfait que celui de M***). Au Sud, l'arabe est enseigné à l'école, mais les gens parlent tous tamahaq entre eux, même ceux qui n'ont qu'1/4 de sang Targui, même les Noirs qui descendent des anciens esclaves soudanais des Touaregs.
On peut noter que cet esclavage n'a pas été aboli par la bien-pensante République Française, mais par le FLN à son arrivée au pouvoir.

Au cours de la balade de cet après-midi, nous avions une vue vue extraordinaire sur un oued vert menant vers l'horizon libyen. Car le Plateau — comment ne pas l'aimer? — est une frontière. Certains le traversent, guidés ou non par les passeurs, dans des conditions parfois épouvantables : M*** en a rencontré un groupe, errant sans eau depuis 2 ou 3 jours, incapable de trouver ni les gueltas ni le passage de descente. Aux périodes où le régime de Khadafi est accueillant, ces émigrés sont très nombreux.
Le soir est tombé, à nouveau, une épaisse couverture nuageuse rafraîchissant l'air, et nous privant des étoiles. Je ne peux plus écrire.

SAHARA (15) : L'HEURE DE LA SIESTE

Les blagues récurrentes de ces derniers jours : M*** l'Algérois nous a raconté que dans un village de la côte algérienne, les habitants avaient tous les yeux clairs du fait du... naufrage d'un navire transportant des nonnes hollandaises au XVIIe siècle. Ces pauvres nonnes nous ont fourni l'occasion d'une série de délires plus ou moins douteux. D'autant qu'A***, l'amie de M*** qui nous accompagne, elle aussi algéroise, a de magnifiques yeux clairs frangés de longs cils noirs.

Pour l'instant, ni vipères ni scorpions, ce qui n'atténue pas la paranoïa de Y***, mais nous avons repéré dans le sable l'empreinte sinueuse d'un serpent, les anneaux de son ventre bien visibles en relief : le désert est un lieu de traces, à nouveau.
Tout à l'heure aussi, lors d'un de mes dialogues intérieurs, pendant la marche, j'ai soudain pensé à Lazare. Je ne sais pourquoi. Je sais peu de choses sur lui, et cependant le paysage me l'évoquait. De la désolation comme apprentissage — très Cappadocien, j'imagine.

L'heure (les heures pour être précise) de la sieste. J'en suis venue à les apprécier. En un tel climat, elles sont indispensables, et nous adoptons très vite un rythme différent, anti-Occidental. Nous marchons le matin et en fin d'après-midi. Entre les deux, nous restons à l'ombre, déjeunons, prenons le thé (le café pour certains) et dormons ou nous reposons. Dehors. Souvent avec un chèche sur le visage pour nous protéger des mouches. Je t'écris de sous le chèche, en ce moment, déployé comme une moustiquaire. J'arrive rarement à dormir — mais rarement est déjà un exploit pour moi. Je découvre le plaisir de se tenir ainsi, paisiblement, allongé sur le dos, dehors, contemplant le ciel et le surplomb rocheux à travers le double voile du tissu blanc et des lunettes noires.
J'ai pensé à une chanson de Lavilliers que j'ai toujours beaucoup aimée (forcément): elle a pour titre "La Frontière" (déjà) et commence à peu près ainsi : "Allongé sur le sable on dirait qu'il dort / Il est beau et très calme dans le froid qui mord..." Pour le froid, on repassera, ici même les nuits sont chaudes, y compris sur le Plateau. Peu importe : c'est un nomade allongé sur le dos, dans le sable, les yeux grands ouverts, regardant les étoiles.
S'il est mort ? Oui, bien sûr qu'il l'est, dans la chanson comme dans "Le Dormeur du Val" de Rimbaud — mais la position demeure une posture de nomade.
J'ai aussi commencé à réfléchir à une nouvelle pour un appel à texte qui m'attire : le thème en est les Dragons.
(Le vent souffle, soulevant le sable.)
J'aimerais exploiter tout ce beau matériau sur Héloïse et Vykos, que les copyrights White Wolf rendent impubliable en l'état. C'est peut-être un biais possible. Nous aurons l'occasion d'en reparler, j'imagine.

SAHARA (14) : DIALOGUE INTÉRIEUR

Je n'ai plus eu le temps d'écrire. Quand nous sommes rentrés de notre marche de l'après-midi, il a fallu monter les tentes avant que la nuit ne soit complètement tombée. Ecrire dans la nuit est difficile, même avec ma lampe Petzl, car la lumière attire toutes sortes d'insectes. Je me suis donc étendue avec les autres près du feu de camp, au clair de lune, regardant monter les étoiles, et, la nuit nous libérant des insupportables mouches, c'étaient vraiment des heures merveilleuses.
Nos guide/âniers/cuisinier Touaregs se sont mis à chanter en battant du tambour, des chansons rythmées à plusieurs voix.

Même jour, heure du déjeuner
Retour d'une longue marche de 3h sur le Plateau. Une marche assez rude, sur un sol de pierres coupantes aux angles aigus, et sous un soleil brûlant, dès 8h du matin. Terrain irrégulier, avec une succession de descentes périlleuses, aux limites de l'éboulis (j'aime bien) et de montées du même genre (j'aime moins). Je me suis maintenue en tête de groupe, et j'ai éprouvé les mêmes sensations que les jours précédents.
La marche fait entrer dans un autre univers, un univers intérieur, clos sur un très petit espace. En marchant, j'ai du mal à bavarder. Je suis en dialogue intérieur, et dans les passages vraiment pénibles, je ne suis plus en dialogue du tout. Je ne pense plus. Je suis les chaussures du guide devant moi, c'est tout.

Et je ne t'ai pas parlé, du coup, du Plateau et de ses merveilles. Imagine un paysage digne de l'Emyn Muil : un dédale de roches sombres dont chaque crête dévoile un nouveau décor aussi désolé que le précédent. Oui, j'ai vraiment pensé à Frodo et Sam dans l'Emyn Muil : sans guide, on n'y est rien.
Il y a pourtant aussi des roches plus rouges, avec toujours ces formidables découpes de l'érosion, creusant à la base des rochers des abris surplombés par de menaçantes corniches, arrondissant les parois. On y fait halte, on y mange, on essaie d'y dormir. C'est dans de tels abris qu'est installé notre campement.
Et puis il y a les peintures rupestres : nombreuses, variées, tant dans les couleurs (rouge, blanc, noir, parfois une sorte de vert sombre) que dans les motifs (humains ou animaux : vaches, taureaux, gazelles, dromadaires et chameaux, mouflons, éléphants et même poules). Les styles aussi varient, suggérant diverses périodes. Je ne puis t'en dire plus sans le livre qui les analyse, mais certains dessins étaient polychromes, certains stylisés à l'extrême, certaient associaient peinture et gravure, et la représentation des humains allait du simple bonhomme d'enfant à des dessins d'une étonnante finesse, riches de détails (orteils, yeux...)
Certains t'auraient plu, j'imagine. Je pense par exemple à cette femme dansant, une coiffe cornue sur la tête.
Les peintures sont partout, par centaines, mais souvent usées, abîmées par l'érosion, par les touristes mal-intentionnés ou stupides. Il faudrait, explique C***, les vitrifier ou les protéger d'une résine.

Les ânes paissent au loin — il y a un peu de végétation à certains endroits du Plateau — nous ne les avons plus vus depuis qu'ils ont été débâtés. M***, notre guide algérois (à ne pas confondre avec M*** notre guide Targui pour les 3 jours sur le Plateau) nous explique que les nôtres n'étaient pas trop chargés, mais que c'est plus difficile pour les randonneurs qui restent 7 jours sur le Plateau. Une fois, un âne est mort de fatigue dans la montée.

vendredi 15 avril 2005

SAHARA (13) : LE PLATEAU (DJABAREN)

Djabaren signifie "Gigantesque". C'est le nom d'un dieu.

Après la montée. Assez rude mais pas épouvantable. Il faut dire que les conditions étaient bonnes : nous nous sommes levés à 5h30 pour faire l'ascension à l'ombre. De plus, le vent soufflait.
Y*** a gagné la médaille du meilleur grimpeur, toujours en tête avec le guide (le guide du Parc, un Targui), parfois même devant le guide quand C*** était là pour repérer le chemin. J'ai fait mon possible pour me maintenir à leur niveau la plupart du temps mais j'ai perdu du terrain au plus rude de la côte — vraiment raide, sur un sentier des plus pierreux. La descente s'annonce périlleuse.
Nous sommes à présent installés à l'endroit qui sera notre campement pour les trois jours sur le Plateau.
J'ai développé une compétence nouvelle : trouver les (petits) coins à l'ombre, vraiment rares sur le Plateau.
Le soleil, au moment où j'écris, est voilé.

jeudi 14 avril 2005

SAHARA (12) : VANITÉS

Vanité, deuxième.
A Y*** qui ambitionne de devenir "chechologue" avant la fin de la semaine, notre chauffeur amusé conseille de... me regarder. "Elle connaît chèche, dit-il. Pas la première fois en Algérie." Et si, lui dis-je Il s'étonne.
Vanité, oui. A l'éprouver je ne sentais pas de honte, mais à te l'écrire, si.
Passons, donc.
D'une certaine façon, ce n'est effectivement pas la première fois que je viens au Sahara. Enfant, j'étais déjà fascinée par ces lieux et ces peuples, et m'y inventais des aventures, des identités alternatives. Tous mes personnages, ou presque, ont ressenti cette fascination, d'Héloïse à Camille.
Nous avons traversé tout à l'heure un paysage de désert classique, carte postale, dunes blondes et rosées à perte de vue sous un soleil écrasant.
Les grandes étendues plates sont particulièrement enivrantes. Peut-être parce qu'on y voit si loin. Peut-être à cause de la vitesse du 4x4 qui les traverse.
Impression proche, sans doute, de celle des cow-boys découvrant l'Ouest Américain. Une exaltation, une impression de force trompeuse, comme si on pouvait y courir à toute vitesse, soulevé par le vent.
De même, descendre une dune en courant est merveilleux, étonnamment frais, dénouant le chèche enroulé sur nos têtes.
Mais monter une dune, à plus de 40°, même une dune au sable assez compact, monter une dune est une épreuve que seule la perspective de la descente peut justifier.

Le soir. Dans l'auberge la plus hallucinante, la plus pitoyable, la plus cataclysmique, la plus sale, où il m'ait été donné de dormir. Les chambres ressemblent vraiment à des cellules de prison : petites, murs blancs et nus, deux paillasses recouvertes d'un tissu crasseux, une unique ampoule au plafond, une fenêtre — sans volets mais avec barreaux. Rien d'autre. Ah, si : un climatiseur, dont nous avons pour l'instant vérifié les fonctions de chauffage et de ventilation, et l'inquiétant vrombissement. Pour la climatisation, c'est à voir.
Je n'évoque pas l'état du sol, ni des branchements électriques, et moins encore celui des sanitaires (communs). Allez, pour le plaisir : les toilettes des femmes — à la turque — avec un seau pour les rincer — le robinet pour remplir le seau étant fort loin des toilettes, et le seau lui-même... percé.
Cependant nous sommes tous sur la terrasse et nous voyons Bételgeuse.
En contrebas s'étage la ville de Djanet, 8000 habitants, maisons étalées le long de la palmeraie, promenades où passent, comme partout, les jeunes et parfois moins jeunes gens, le soir, par petits groupes. Il y a très peu d'Européens, surtout la nuit, aussi ne passons nous guère inaperçus.
Notre statut d'Européens ne nous permet cependant pas d'approcher la résidence présidentielle. Un militaire empêche son chien de se jeter sur nous et nous explique que "C'est interdit" — calmement, presque aimablement, mais la Kalachnikov à la main.

SAHARA (11) : PREMIÈRE GUELTA

J'écris à présent du lieu de notre pause déjeuner, à Timras, qui signifie "Mâchoire", évoquant les découpes des roches, comme les "Epées" d'hier.
Je suis d'accord : ces formes sont d'une rare violence, ce qui n'ôte rien à leur beauté. Ce qui peut-être ajoute à leur beauté, pour des yeux tels que les miens.
La Mâchoire a d'ailleurs de très protubérantes canines...

Ce matin, nous sommes partis à pied dans le canyon, nous enfonçant profondément jusqu'à la guelta d'Essendilène. L'eau. Plus présente que d'habitude, puisqu'il a plu il y a 23 jours et qu'elle demeurait encore dans quelques flaques au milieu du sable. Une végétation souvent abondante, qui freinait parfois notre progression, tout comme l'eau, rendant certains passages trop boueux pour être praticables. Des lauriers-roses en quantité, et un plant de la désormais mythique talulut. Au bout, une mare verte, profondément encaissée dans l'une des fameuses fissures qui ne cessent d'émerveiller notre Géologue.
Une marche facile, puisque sur terrain plat. Cependant nous commençons déjà à savoir où marcher dans le sable pour éviter de trop enfoncer.
Et puis marcher au soleil brûlant instaure un rythme et un état d'esprit très particuliers. Un rythme où seule la marche, l'avancée, un pied devant l'autre, importe. Je marchais juste derrière le guide — j'aime marcher en tête, ce qui s'explique sûrement par toutes sortes de raisons psychanalytiques — et je n'étais pas fatiguée, mais... je marchais. Mètre après mètre. Réduisant les distractions au minimum : la dépense d'énergie augmentait l'impression de chaleur.
J'ai compris, aujourd'hui, à pied comme en voiture, pourquoi dans le désert on ne parlait pas.

A notre retour, le faucon était mort. Naturellement ou achevé par nos chauffeurs, je ne le saurai pas et ne souhaite pas vraiment le savoir. Je pense à Mistral et à Firina et ne puis m'empêcher d'éprouver de la tristesse.

Vanité : au retour de la guelta d'Essendilène, notre guide a repéré dans le sable des caractères tifinagh — et j'ai pu les lire.
(Pour écrire, je me suis assise à quelques mètres du cercle des autres : on écrit toujours de l'extérieur. Ils semblent très en forme et rivalisent de plaisanteries. J*** semble particulièrement en verve : à sa femme, allongée sur le dos sur l'un des matelas et qui déplore de ne pouvoir écrire dans cette position — "Comment peut-on écrire couché ?" — il répond du tac au tac : "C, O, U, C, H, É".
Nous sommes aussi dans un remarquable lieu d'écho : toutes leurs paroles sont répercutées par la paroi rocheuse.)

SAHARA (10) : BESTIAIRE

Campement d'Essendilène
Hier.
Tout un passage à l'avant du 4x4, à la place du guide. Fenêtre ouverte, soleil et vent, le chèche blanc remonté si haut sur le visage qu'avec mes lunettes de soleil je devais ressembler à l'Homme Invisible.
Le paysage, je le prenais en pleine figure, littéralement. J'en perdais la parole. A cause du vent, à cause du chèche, tout mon corps soudain réduit à mes yeux.
(Je me suis perchée pour écrire au sommet d'un bloc de grès - un faucon crécerelle s'est perché, lui, sur le toit d'un 4x4 : il semble blessé et ne bouge pas.)
Hier aussi : arrivés au lieu d'un campement possible, nous (c'est à dire le guide et les chauffeurs) avons négocié avec le Targui qui était là, accompagné d'un minuscule chevreau noir. Biblique ? Le chevreau, adorable et affectueux, se laissait prendre dans les bras et venait poser son museau sur mon épaule, presque assoupi.
(Le faucon essaie de s'envoler. En vain.)
Hier encore : Y*** et moi nous sommes attardés à boire notre thé de fin d'après-midi, persuadés que nous pourrions rattraper les adultes* partis en avant dans le canyon.
Bien sûr, ils n'étaient pas du tout à portée de vue.
Alors Y***, révélant d'insoupçonnés talents de pisteur, a réussi à retrouver leur trace en suivant dans le sable, au crépuscule, les empreintes de leurs chaussures, avec la marque Reebok nettement imprimée à l'envers. Spectaculaire.
(J'apprends que le faucon, effectivement blessé à une patte et une aile, a été recueilli hier par nos chauffeurs et cuisinier, qui lui ont donné de la viande. Mais il n'arrive toujours pas à s'envoler, et... Nous partons. J'écrirai plus tard.)

* Je réalise que cela implique que nous ne sommes pas adultes : soit !

mercredi 13 avril 2005

SAHARA (9) : LES TROIS THÉS

Tikubawi
Après un excellent repas.
Le thé. En décoction et non pas en infusion. Pour faire du thé, on aurait besoin de trois ingrédients : du bois, des amis et du temps.
Et comme dans la légende, le thé est servi en trois fois : le premier thé, le plus fort, est "dur comme la vie" ; le second, doux comme l'amour ; le troisième, le plus subtil, suave comme la mort.
"La mort est suave ?" s'étonne M***.
Je pense, bien sûr, à Death*. Suave n'est sans doute pas le premier adjectif qui me vienne à l'esprit pour qualifier notre amie — amicale, d'ailleurs, lui ressemble plus. Mais Death sait jouer tous les rôles, Death doit être suave, certainement, pour les hommes du désert. Comme on nous a donné à voir la version arabe ou japonaise de Dream, je me surprends à imaginer le visage et la tenue d'une Death saharienne : le voile noir des femmes d'ici, le khôl autour des yeux, une robe violette... mystérieuse, belle, silencieuse... un faux silence, comme celui du désert ; un silence qui, lorsqu'on l'écoute avec attention, laisse entendre des murmures.

Ce matin, dans le 4x4, notre chauffeur et notre cuisinier écoutaient une cassette de musique targui. Certaines chansons étaient bilingues, parlant du Sahara et de la femme aimée. Le même équivalent que nous lisons dans les histoires de marins européens, le même amour : mer, désert, bien-aimé(e). La même violence, la même immensité, le même don.
Le doux bruit liquide du thé que l'on transvase. Bientôt nous boirons justement le deuxième thé, le thé de l'amour.
Le voici : il est recouvert d'une épaisse couche de mousse. Je cesse d'écrire, et le savoure, pensant à tous ceux que j'aime.
Il est tiède et sucré, avec la texture inhabituelle de la mousse sur ma langue.

Notre chauffeur, contournant le campement et baissant les yeux, a remarqué : "Tifinagh.
— C'est moi." ai-je dit. Moi qui tout à l'heure ai tracé dans le sable les caractères tifinagh pour Tikubawi, le nom de ce lieu.
Un 4x4, plus usé, d'un modèle plus ancien que les nôtres, s'arrête près de nous. A bord deux Touaregs : ils discutent avec nos accompagnateurs, demandent de l'eau.
C*** et J*** reviennent au campement avec un de ces étonnants champignons du désert, noir et blanc.
Notre chauffeur est parti prier, tourné vers l'Orient.

Le désert a-t-il donc les caractères de mes bien-aimés ?
Oui — oui. Il est ancien, il est immense, il est périlleux, il est subtil, il est absolu, il est beau, il est secret, il est trompeur, il est surprenant.
Et il y a en lui, comme dans la mer, cette qualité qui transporte l'âme et écarquille les yeux, qui coupe la respiration, cette qualité d'Autre Monde qui est l'amour. Ou qui est, pour d'autres esprits ou d'autres civilisations, la part des dieux, ou de Dieu.

Nous n'avons pas eu droit au troisième thé. Pas de Death pour aujourd'hui.


NdA :
Death est un personnage de la merveilleuse série de comics Sandman dont le scénariste est Neil Gaiman. Un personnage pour lequel le premier destinataire de ce carnet et moi-même avons grande affection.

SAHARA (8) : QUELS MOTS POUR DIRE LE DÉSERT ?

Tikubawi ("Les Epées")
Pause du déjeuner. Sur la route d'Essendilène.

Quels mots pour dire le désert ? Quels mots pour dire non pas le substrat rocheux, non pas l'architecture naturelle — sur des collines coniques et caillouteuses se dressent de formidables citadelles de pierre — non pas l'étonnante végétation, noms latins, noms tamahaq...
Mais quels mots pour dire ce qui nous étreint dans le désert — ce qu'on éprouve à marcher dans le sable, à voir si loin autour de nous, à se repérer déjà aux formations rocheuses (aujourd'hui cette arche de pierre inclinée, hier ce rocher figurant si merveilleusement un éléphant sans queue). Et s'il n'y avait plus de roches ? S'il n'y avait que le sable et les tenaces petites plantes qui le parsèment, vingt-deux jours après la pluie ?
Alors il n'y aurait plus que le ciel, la course du soleil (tafouk) ou des étoiles (îtran).
Tu vois, j'apprends des mots de tamahaq. A cela non plus je ne puis résister. J'aime les langues — pas de jeu de mots, ami, je te connais ! Je les aime d'autant plus qu'elles sont plus rares et plus étrangères.
Nous sommes installés à l'ombre d'une de ces gigantesques masses de roc dont l'angle permet ces refuges : heureuse érosion !
Les matelas sont disposés en un rectangle autour d'un tapis de table. Ces matelas ont des couleurs vives, des fleurs aux teintes chaudes. Tout comme souvent les vêtements des Touaregs. Pour être vus de loin, dans le désert. Notre guide porte une écharpe rouge pour cette raison.
Notre chauffeur vient de donner à Y*** le cours de nouage de chèche qu'il espérait depuis le début.

SAHARA (7) : GÉOMÉTRIE

Hôtel Tenere.
J'ai oublié, évidemment, toutes sortes d'événements de la journée d'hier. Dont le plus marquant, topos de l'aventure saharienne : notre 4x4 s'est ensablé. Dans une dune — oh, une petite, une pas vraiment impressionnante, mais traîtresse, avec un sable particulièrement meuble. Et le chauffeur, de l'avis des experts, s'est mal débrouillé pour en sortir. Cela a donc pris plus d'une heure, et s'est finalement résolu grâce aux efforts conjugués des deux chauffeurs, de C*** et de Y***. Nous avons pu constater la hiérarchie prégnante dans cette société. Ni le guide du Nord (Algérois) ni les Européens n'étaient censés aider —même si C*** et Y*** s'y sont finalement mis.
Je regarde voler guêpiers et hirondelles au-dessus du désert. Je suis, à nouveau, assise sur les marches devant la chambre 111 que nous nous préparons à quitter. La nuit prochaine, nous bivouaquerons près d'Essendilène.

Autres oublis : tin- : préfixe que l'on trouve au début de nombreux mots, siginifie "celui qui".
Nous revenons d'une petite expédition improvisée au sommet du monticule rocheux près de l'hôtel. Toujours l'espace et le temps : par les yeux de C*** nous voyions s'étaler en face de nous différentes étapes géologiques. La roche semble se désquamer. Elle est parcourue de fissures géométriques, perpendiculaires — puis les fragments se détachent, s'emmiettent — découvrant une nouvelle couche de roche presque lisse.
Ad libitum.
Et devant nous le temps soudain lisible dans l'espace, de gauche à droite, comme sur un schéma pédagogique.

mardi 12 avril 2005

SAHARA (6) : NE PLUS RIEN VOIR D'HUMAIN AU MONDE

Parfois il y a trop d'images, trop de sensations. Il faudrait pouvoir les enregistrer tout de suite. A posteriori — même de quelques heures — elles se mêlent et se troublent.

Paysage cinématographique. Je me suis surprise, plusieurs fois, à le regarder sous cet angle. A cause de Peter Jackson, je sais bien, mais pourtant... Quel spectaculaire décor pour le Mordor que ces roches sombres aux formes tourmentées émergeant du désert. Ecrasant comme le silence d'un monde sans hommes. Toujours la brume, qui estompe les racines, change les montagnes en fantômes.
Et puis ma première dune saharienne. Le sable si fin que son aspect en est presque crémeux — "on en mangerait", a dit Y***, qui se complait dans les métaphores alimentaires, ayant adopté le rôle du comic relief et du morphale de l'expédition.
Mais... cette texture si lisse, si parfaitement contrastée avec les rocs en arrière-plan. La courbe pure, parfaite, qui termine notre champ de vision. Juste une ligne — sable — ciel.
C'est effarant. Au sens littéral.
Deux beautés différentes et complémentaires. Intenses. Un peu effrayantes. Ouvrant sur des profondeurs qui sont... un vide, immense. Ce pourquoi il faut être fou pour aimer le désert, et si fort pour y vivre.
Un violent appel à la solitude, du même ordre que l'appel d'un champ de neige vierge — à le violer, il faut le violer seul, pour écouter son murmure, pour... prétendre lui faire l'amour, je suppose, en continuant la métaphore. Mais ce n'est pas ainsi que je le voyais : non, trop grand, trop puissant, trop différent, pour imaginer autre chose qu'une solitaire litanie. Seul pour prier.
Je ne parviens pas à comprendre que les autres ne l'aient pas ressenti ainsi, qu'ils n'aient pas éprouvé le besoin de se séparer, pour ne plus rien voir d'humain au monde. Pour quelques minutes de marche sur l'abîme.

Un peu la même chose face à ces étonnants édifices de pierre, sculptés par la nature en angles insensés, bases parfois fragiles, s'élargissant vers le sommet — boules de roc fichées entre deux arêtes — châteaux de grès dentelé lancés vers le ciel.
Ces édifices ont un gardien. Un gardien officiel, le site est classé. Mais il se tient à l'écart, assis au sommet d'une dune, immobile et silencieux.
Vêtu comme il l'est, chèche et lunettes sombres, on ne voit rien de son visage ni de sa peau. Sous ce costume pourrait se tenir n'importe quel... être.
J'ai pensé au personnage de Shamaël dans Corto Maltese : sorcier ou démon, assis dans la même position, inquiétant guetteur.

SAHARA (5) : UN LIEU DE TRACES

"Le désert — ai-je lu — est un lieu de traces."
C'est ce qui nous a frappés dans le paysage autour de la Grotte des Ambassadeurs. Et pas seulement du fait des peintures rupestres qui font la célébrité de l'endroit.
Décor : sable et grès.
Et au milieu, des traces d'animaux dans le sable, que Ch*** décrypte. Oiseaux — lézards — gerboises.
Des inscriptions dans la roche, du préhistorique au très récent... "touristique", en passant par l'arabe et le tifinagh (l'alphabet des Touaregs, il faudra que je t'en copie quelques exemples)
Puis des excavations rondes que l'érosion ne suffit pas à expliquer, sans doute creuse par l'usage humain, quand le lieu était habité.
Reculez pourtant de quelques mètres et vous ne voyez plus la moindre trace de civilisation. Juste ces roches qui n'ont jamais si bien porté le nom de chaos.
J'oubliais une trace moins fascinante : des bouteilles en plastique abandonnées. J'ai tâché d'en ramasser quelques-unes : dérisoire — nécessaire.

J'ai passé l'heure de la sieste à reconstituer l'alphabet tifinagh (tu sais que je ne peux pas résister à ce genre de défi). Résultat en fin de carnet.
Dans le livre de flore du Tassili de Ch***, nous découvrons la talulut : il faut savoir que Y** depuis quelques temps m'appelle "ma louloute". La talulut est "un superbe arbrisseau au feuillage persistant" avec de spectaculaires mais fragiles fleurs blanches ou rosées, des feuilles un peu coriaces, voire épineuses, qui aime les rochers et les fissures dans les parois à pic. Elle possède des propriétés médicinales contre les maux de tête ou... la gale des chameaux.
Y***, toujours flatteur, trouve cela parfait pour moi.
Il remarque que je me consacre à des activités intellectuelles et lui à des activités manuelles (il joue les petites couturières en coupant les fils qui dépassent du "costume local" rouge qu'il s'est acheté ce matin) et s'amuse de cette "juste répartition des tâches".

SAHARA (4) : CORPS EXPÉDITIONNAIRE

Les marches devant la chambre 111. Face au désert.

Se lever, se préparer, comme n'importe quel matin, puis sortir, et voir ce que je vois. Près à le toucher.
Désert, montagnes de pierre nue. Juste devant, grès arrondi par l'érosion aérienne : sculpture moderne. Des taches vertes : pas du vert usé de la garrigue, non, un vrai vert, vif de vie.
Les murs de l'hôtel à ma droite avec leurs contreforts. Pourquoi ces fortifications, partout, même dans un hôtel vieux de 10 ans seulement ? N'est-ce pas pour lutter contre le sable plutôt que contre des ennemis humains ?
Oiseaux : petits, sombres, criards.
Le ciel est d'un bleu-gris encore un peu voilé. Il fait très jour, mais agréablement frais.

Notes prises au musée de Djanet :
Le mode de construction des villages fortifiés appelés Ksar ou Aghrem : murs en bloc de granite, ou en schiste enduit d'argile (Tob), toits en palmes de Djerid pour l'aération : la fraîcheur en été, la douceur en hiver.
Quelque 100 maisons perchées au dessus de la palmeraie, chacune composée d'une cour entourée de chambres avec de très petites ouvertures.
(Je pense soudain à nous à Beaubourg, très loin d'ici, exposition Sophie Calle - je pense à sa classification des visiteurs de musée, parce qu'ici, à nouveau, carnet à la main, je joue les "fourmis")
Il y a bien sûr des tumulus, et aussi maints autres monuments funéraires (bazines, chouchets, tertres). Tous ceux-ci souvent construits en pierre, disques de roches concentriques, donc plus durables que les habitats des vivants, réalisés dans des matériaux... vivants, donc éphémères. J'aime l'idée.
Géologie : "un plateau découpé par les eaux et ramolli par les vents".
Le sens de lecture arabe, de droite à gauche, est particulièrement perturbant pour nos esprits occidentaux quand on a affaire aux dates de naissance et de mort de quelqu'un... Le traducteur du musée n'a d'ailleurs pas pensé à renverser cet ordre : la date de mort continue de précéder la date de naissance. Je suis restée fascinée plusieurs minutes devant ce constat.

Nous voici en corps expéditionnaire : C***, le Géologue, nous renseigne sur les roches, strates et socles, processus de l'érosion. Ch*** et M***, biologistes, identifient les arbres et fleurs du désert. Si miraculeuses, ces fleurs, minuscules merveilles colorées et vivaces, au milieu du sable. Blanches, jaunes, violettes. Le plus joli de leurs noms est le calotropis : celle qui se tourne vers la beauté. J***, physicien, explique les différences dans l'aspect de la Lune selon notre proximité de l'équateur.

lundi 11 avril 2005

SAHARA (3) : LE DÉSERT VERT

Hôtel Tenere, 10 km de Djanet.
Nous occupons, Y*** et moi, la chambre 111. Terrasse. Vue sur le désert. Une chambre parfaite à la fois selon les critères de Rodrigo (numérologiques et symboliques) et d'Héloïse (architecturaux et mystiques).
L'hôtel a une architecture de Palais des Mille et Une Nuits. Tout en longueur puisque bâti de plain-pied, avec arcades, passages ombragés, découpes en ogives.
Le trajet en 4x4 de l'aéroport à l'hôtel a révélé de spectaculaires paysages, à la magie rehaussée par une lumière proche du... sfumato italien, a remarqué Ch*** à raison. Fin d'après-midi et horizon brumeux, voilé de sable.
Les rocs émergent donc de cette poussière qui embue l'horizon.
Deuxième surprise : le vert, plus présent qu'on aurait pu l'imaginer. La palmeraie de Djanet bien sûr, mais aussi les arbres — tamaris, pins, eucalyptus. La plupart sont soigneusement entourés d'un enclos, espèce protégée, mais quelques-uns émergent, solitaires, du sable.
Et puis — il a plu sur le désert, il y a 20 jours. Et nous voyons toujours un frêle duvet d'herbe rase, moirant de vert les étendues de sable.
Pays minéral, disais-je.
Oui : les rocs émergeant partout sont divers et spectaculaires. Grès ruiniforme, précise le Géologue C***.
Les formes vont des îlots de roche presque submergés de sable aux tumulus étonnamment arrondis par l'érosion, dômes de pierre posés sur le désert, creusés encore en alvéoles rondes par le vent. Collines de rocs déchiquetés. Lignes des plateaux à l'horizon, dont celui que nous gravirons dans quelques jours.

Oui : le minéral fige le temps. C'est le règne du fossile. La même impression qui m'assaillait en contemplant les dunes de sable depuis l'avion à moyenne altitude : des crêtes de vagues, mais interrompues dans leur course. Une mer à jamais figée.

Le temps court pourtant, même ici. Fils électriques dans le désert, le long de l'unique route goudronnée qui traverse le pays, direction Alger, 2 100 km.
Ville de Djanet : maisons basses et colorées. Dans la veille ville, qui date de 8 siècles environ, une architecture de type casbah, fortifiée, en étages, aux minuscules ouvertures. Tout semble conçu pour lutter contre ces deux ennemis que sont le sable et le soleil.
Pas d'étoiles au-dessus de notre terrasse. Ciel trop couvert — ou lumières malgré tout trop présentes. Mais la lune est toute retournée : son croissant ne dessine plus, verticalement, un C ou un D — lune menteuse de la Vieille Europe — mais un berceau, horizontal.
Un sourire : elle renaît.

SAHARA (2) : L'AUTRE COTÉ

Toujours dans l'avion.
Dans la boutique Duty Free de Marignane, le nouveau parfum de Cartier : "Le Baiser du Dragon".
Ainsi Vykos m'accompagne.

Vue d'avion. Cela ressemble vraiment à des vues d'avion. Comme si nous volions au-dessus des photos de Yann Arthus-Bertrand. Au-dessus de cartes, de coupes géologiques.
Tout du paysage est minéral — sables de mille couleurs, étendues pâles de sel, reliefs déchiquetés, canyons encaissés dans le gris basalte, cheminées volcaniques, collines de pierre émergeant du sable.
Est-ce pour cette raison que les déserts évoquent en nous, irrésistiblement, des paysages de science-fiction ? A cause des reliefs lunaires qui sont notre première exploration extra-terrestre ? Ou parce que notre civilisation est née de l'eau, autour de l'eau, et que sa privation nous renvoie nécessairement à un "autre monde" ?
Ou cela ne vaut-il que pour les Occidentaux, pour qui la terre est forcément verte ?
Une question démente m'effleure : est-ce à cause de cette imagerie que Lucas a choisi de tourner là les premières images d'une planète étrangère de son film fondateur ?
Ou est-ce — horreur — A CAUSE du film que désormais nos esprits les associent ?

Escale à Tamanrasset, la "capitale" du Hoggar. A une trentaine d'années en arrière, il n'y avait ici que quelques maisons groupées autour des communautés religieuses du père de Foucauld. A présent, il parait que c'est une ville très touristique, où des Algériens du Nord ont été massivement implantés, provoquant la colère des Touaregs.
Je ne le saurai pas : je vois juste, à travers le hublot, la présence ostensible de l'armée — et à quelques mètres, juste au-delà de la piste d'atterrissage, le désert.

Je repense, absurdement, à Starwars. Nous avions fait ce rapprochement dans la plus célèbre de nos aventures de "Jean Bon", mêlant Starwars à Indiana Jones et la Dernière Croisade et à Lawrence d'Arabie. Et "mon" personnage, déjà, se faisait appeler "le Bédouin Blanc", amie et héritière des nomades du désert.
Il est amusant de constater que la peinture "camouflage" des hélicoptères de l'armée est, ici aussi, à dominante verte. Matériel européen, sans doute.
Nous n'en sortons pas, de ce décalage, puisque même les Algériens n'en sortent pas.. Il n'est plus possible de chercher à y échapper : l'Europe et sa civilisation sont devenues le référent universel, en bien ou en mal.
Nous sommes, n'est-ce pas, de "l'autre côté" : l'autre par rapport à l'Europe.

Drôle, ami, il faut que je te l'écrive.
Derrière moi, des enfants s'impatientent de la durée (longue je l'avoue) de l'escale. Leur père, agacé : "Arrête, ou je vais te faire passer de l'autre côté de la Force."
J'ignore s'il existe un inconscient collectif, mais indéniablement un Fonds Culturel Commun.

Je lis, en attendant, un numéro d'Autrement sur le désert.
Etymologie du mot Sahara : çahara, mot féminin pour désigner une couleur surprenante de blanc mêlé de rouge, ou fauve, mot qui désigne aussi le lion.
Avec le vocabulaire des couleurs, on touche à la radicalité des écarts culturels : ne voyons-nous pas tous les couleurs de la même façon ?
Ou bien Sahara comme équivalent de la "Terre Gaste" des textes médiévaux, où elle était déjà un lieu mystique, un lieu de quête. Et c'est dans le désert arabe ou africain que les Européens cherchent à présent leur Graal.
R*** n'est pas un chevalier.

Les créatures fantastiques peuplant le désert Targui ont des noms fascinants : Kel essuf, gens de la solitude, Kel amadâl, gens de la terre. Kel ahod, gens de la nuit...
J'ai hâte de voir la nuit du désert. Les étoiles tellement plus brillantes qu'en nos cités.
Dans Les Lions d'Al Rassan de G.G. Kay, la religion asharite, née du désert, est une adoration des étoiles. Il ne saurait en être autrement.
Le désert est le lieu privilégié de la contemplation des astres. Et les étoiles sont au nombre des... domaines que j'aime le plus profondément.
Essuf c'est l'extérieur, le vide, l'étranger, l'autre côté. La notion qui structure la perception de l'espace des Touaregs.
Donc c'est l'Essuf qui nous attire et nous fascine : Essuf de notre Occident.
Ou ce qui nous inquiète et nous rebute. C'est à l'Essuf que R*** se reportait sans le savoir en s'étonnant : "Pourquoi aller dans le désert ? Il n'y a rien, là-bas."

SAHARA (1) : LE DÉSIR DE DÉSERT

Dans l'avion.
Partir de R***
Ou de l'anti-R***, de ce désir de désert qui n'atteint pas tous les coeurs. Qui, alors ? Les poètes, les mystiques, les fous, les rêveurs.
Premiers mots du désert.
Il est cohérent, donc, qu'un épisode de Sandman se passe au désert, de part et d'autre d'une tempête de sable. Cohérent que les rêves (mais tous ?) soient pleins de traces de pas dans les dunes, de fennecs philosophes, du silence cristallin des nuits entre étoiles et sable. Parce que, justement, dans Sandman il y a sable.
Nous rêvons donc du désert, et ce "nous" n'inclut pas R***. Nous en rêvons à cause de cette insupportable et trompeuse pureté, nous en rêvons parce qu'il est l'anti-Europe, un voyage dans le temps autant que dans l'espace. Parce qu'il est un paysage minéral : de ceux où le temps peut, justement, se transcrire dans l'espace.
Je rêve du désert. Je l'ai lu, je l'ai écrit.
Souvenirs, traces. Ne pas oublier que le désert est un lieu de traces — paradoxal. Rien ne demeure plus longtemps que les traces dans les pierres. Rien ne s'efface plus vite que les traces du sable.
J'ai écrit les déserts de Rimbaud et de Burton : cette nécessaire quête de l'Extrême-Ailleurs qui se heurte à une impossibilité. Dont j'avais conscience et que j'écrivais aussi, même à 20 ans : "Même dans l’Extrême-Ailleurs, je restais des leurs — Occidentale."
Ils ont tous essayé de contourner cela, en apprenant l'arabe, en renonçant à leur passé, en se travestissant, en se convertissant à l'Islam.
Je n'ai aucune de ces portes. Je reste, quoi que je fasse, en vacances. Non seulement Occidentale mais Touriste.
Voir alors — quoi ?
Tout simplement ceci : est-ce que ce désert existe dans le monde réel ou seulement dans le Royaume des Rêves ? Voir les différences, et les ressemblances.
Ecouter.
Je vais écouter.