samedi 22 avril 2006

SYRIE (21) - QUEUES DE POISSON

Toujours dans le registre politique, je n'ai pas évoqué les traces du régime communiste en Syrie. Elles sont pourtant sensibles, dans l'architecture évidemment (y compris, hélas, dans une certaine idée de la restauration archéologique au bloc-béton) mais aussi dans le discours.
Loutfi n'aime guère les communistes: il est capable, par exemple, en évoquant les trois plus grands écrivains syriens contemporains, de préciser qu'ils sont brillants mais communistes. Il reconnaît cependant (effort de nuance et d'objectivité, Loutfi est rompu à la pensée occidentale) les avantages perdus depuis, surtout pour les classes moyennes en voie de disparition.
Loutfi n'aime pas Aragon, et ce n'est pas parce qu'il est communiste, précise-t-il. Il connaît par coeur quantité de poèmes français, beaucoup plus que moi-même, mais il n'a pas aimé Les Yeux d'Elsa. J'aime tant ce recueil, et la complainte de Richard Coeur-de-Lion:
On aura beau rendre la nuit plus sombre
Un prisonnier peut faire une chanson

Je réalise que je n'ai pas décrit notre guide. Les descriptions m'ennuient. Non pas celles des lieux, même si je n'y brille guère, mais celles des personnes. Et je n'ai pas envie de me lancer ici dans une dissertation sur la nature du portrait. Quelques mots cependant, qui ne sont dictés que par l'adresse au destinataire: toi qui me lis, ami, et ne l'as pas vu. Loutfi paraît une cinquantaine d'années, ses cheveux sont presque blancs, son teint brun, ses yeux sombres, ses dents étrangement gâtées. Il portait toujours, comme notre chauffeur, un pantalon de costume sombre et une chemisette de couleur, souvent bordeaux — rayée bleu et blanc pour le chauffeur. Il a trois filles, étudiantes, et un fils. Il aime à préciser que c'est sa femme, Libanaise, qui a insisté pour avoir un garçon. Il aime à dire aussi que les intégristes "exagèrent", il aime le verbe exagérer, chaque fois que mes compagnons de voyage s'attristaient de croiser certaines de ces femmes, gantées et intégralement voilées de noir, sans même un trou pour les yeux, qu'un(e) parent(e) devait guider dans la rue. Il affirme que les choses se sont aggraver depuis le 11 septembre. Où l'on retrouve les identités meurtrières.
Il est si difficile de démêler cela, m'ami. Loutfi, comme les autres, s'adressait à des touristes français.
Je ne devrais pas m'étonner. En une semaine, sans même parler l'arabe, que puis-je espérer d'autre que gratter la surface? Et quand bien même: ils ont tant l'habitude de voir des Occidentaux, d'accueillir les touristes, que certains procèdent inconsciemment au basculement, selon à qui il s'adresse. Les règles ne sont pas les mêmes pour tous, pour toutes, et cette différence est enracinée dans leurs habitudes. Je comprends pourquoi certains Occidentaux, depuis le XIXe siècle, ont ressenti le besoin de se travestir, de se convertir à l'Islam, pour passer cette frontière. Elle n'a rien d'invisible, la frontière, elle est très palpable et très frustrante, freinant, interrompant toutes nos perceptions et toutes nos recherches. Seul le travestissement, sans doute, peut permettre de la franchir.
Je ne sais plus si j'ai parlé des Turcs, et de la haine que les Syriens continuent de professer pour eux. Bien sûr ils sont des alliés récurrents d'Israël. Bien sûr aussi ils ont occupé la Syrie autrefois. Mais tant de peuples l'ont fait. Quelles traces ont pu laisser les Ottomans, pour conserver une telle aura d'épouvante et de cruauté? Loutfi parle des Turcs comme un Grec du XIXe siècle, comme Victor Hugo, Les Turcs ont passé là. Tout est ruine et deuil./Chio, l'île des vins, n'est plus qu'un sombre écueil...

Et ce carnet est demeuré inachevé. Je voulais le terminer par un poème en araméen, que je n'ai pas eu le temps (ou le talent) de composer. Je le ferai, peut-être.

SYRIE (20) - DES GÉOLOGUES ET DES CARTOGRAPHES

Dans l'avion.
Aujourd'hui, évidemment, je vais bien. Je suis la seule à avoir entendu le réveil, à 3h30, et je me sens plutôt en forme. Il est 8h, heure syrienne, et j'ignore ce que nous survolons sinon une mer de nuages. Vus de dessus et de loin, à l'horizon, ils donnent réellement l'impression d'un relief, plus ou moins accidenté selon le nimbus (cumulus?) auquel on a affaire. Tout à l'heure, c'était une chaîne montagneuse, à présent, c'est plutôt un désert de glace.
Je pense au retour, à vous tous, et ce n'est pas une figure de style: depuis que nous volons, vous êtes tous passés dans mon esprit, tour à tour.
Je pense à tout ce que je n'ai pas écrit. Non: je pense à certaines des choses que je n'ai pas écrites. Aux plaisanteries de C***, rythme familier et bienvenu de nos voyages, à ses piques moqueuses, à sa façon de se gausser de tout ce qui est grandiloquent ou esthétisant ou sentimental, et de nous renvoyer au sol (ou au tapis). C*** n'est pas géologue pour rien.
Je n'ai pas évoqué non plus les cartes syriennes, si surprenantes à nos yeux, jusqu'à ce qu'on réalise ce qui manque: Israël. L'Etat hébreu n'a jamais été reconnu par le gouvernement syrien, et son nom n'apparaît sur aucune carte. A la place, on lit simplement "Palestine".
Avec notre orgueil de cartésiens occidentaux, nous tendons trop souvent à oublier que toute carte est une prise de position politique — ou philosophique, ou religieuse — et pas seulement une donnée scientifique. Dans les bouches non plus, même celle du tolérant Loutfi, on n'entend jamais le nom d'Israël. La Palestine, si. La Palestine est pour eux la Cause, et vraiment la majuscule est audible.

vendredi 21 avril 2006

SYRIE (19) - OÙ JE SUIS, EN FIN DE COMPTE, UNE BARBARE

Le soir. A l'hôtel de Damas.
Les appels lancinants du muezzin répercutés par les hauts-parleurs, si fort qu'on croirait la fenêtre ouverte. C'est que je suis fatiguée. Le soleil ardent de ce matin, le long trajet en voiture de cet après-midi, ne valent rien à mes migraines.
A l'approche de Damas, j'ai fermé les yeux, pour la première fois de nos trajets. Je rêvais d'un lit. Je t'écris du lit, à présent, mais sans perspective de repos: nous devrons quitter l'hôtel à 4h15 cette nuit pour nous rendre à l'aéroport.
Je me sens peu de forces pour t'écrire Palmyre, l'immensité du temple de Bel/Baal, les lions encore, surtout l'imposante figure de celui qui occupait autrefois le temple d'al-Llat, la déesse de la guerre et de la paix: un lion abritant une gazelle entre ses pattes. Contraste serein et puissant avec les mosaïques superbes et sauvages du musée d'Apamée, où des félins de toutes races éventraient cerfs et biches avec un réalisme sanglant. Et non dépourvu de beauté. Il y a une barbare en moi, ce n'est pas nouveau.
Loutfi, voyant mon goût des armes blanches, me rappelait que pour chaque arme, si belle fût-elle, il y avait un crime de commis. Au moins. Et il a raison, bien sûr. Je réprouve le crime. Et cependant je ne peux m'empêcher d'aimer les armes, sabres, poignards, haches. Des armes qui éventrent comme les crocs des félins.
Devant la fresque représentant Ulysse démasquant Achille sous son déguisement féminin, je n'ai pu résister à la pensée que j'ai chaque fois que je suis confrontée à cette partie de la légende. Moi aussi j'aurais choisi les armes plutôt que les soieries et les parfums. J'aime les beaux vêtements, le maquillage élégant, la poudre légère et les bains parfumés... mais les armes, ah, les armes, leur appel est bien plus violent en moi, bien plus profond. Je ne suis pas un Achille, ni un travesti, mais j'aurais choisi les armes.
Cependant je n'ai pas acheté le poignard au fourreau incrusté d'os. J'ai préféré l'astrolabe. La science des étoiles plutôt que l'art de la guerre. Je ne suis pas sûre que l'exemple soit signifiant. Les deux m'importent. Les trois, avec la magie des mots et ma quête d'un dictionnaire. Il semble s'agir vraiment d'un Graal, sais-tu, d'un incunable, réservé aux bibliothèques des spécialistes et qu'on n'envisage pas d'en sortir. Je pense que cela t'amusera, d'une certaine façon. Est-ce que ce n'est pas une discrète pierre à l'édifice de quelque paranoïa? Il est donc encore un savoir sacré, un savoir secret, au siècle de la grande vulgarisation? Je ne désarme pas. Loutfi a promis de se renseigner au Centre Culturel Français de Damas. Un historien rencontré a évoqué une spécialiste de ces langues à l'Université de Lille, et C*** assure qu'il y connaît des enseignants, et posera la question.
Et Palmyre, alors? Les villas-tombeaux, les visages martelés des statues (le Coran est iconoclaste, ou du moins certains versets), la délicatesse des ciselures, un carrefour d'influences — babylonienne, égyptienne (ils faisaient venir leur granite d'Assouan! Pardon, j'oublie tes défaillances géographiques. Assouan, vers le milieu du Nil égyptien, à quelque 1300 km de Palmyre), grecque, romaine.
L'orgueil de ce peuple, de sa singularité de palmeraie en plein désert, est allé jusqu'à réactualiser son propre alphabet (une variante de notre araméen) pour lui permettre de rivaliser avec le grec. Toutes les inscriptions de Palmyre sont bilingues.
Et le château arabe, sable sur sable, qui veille sur les ruines magnifiques depuis son promontoire. Aussi d'autres gardiens plus modernes: les avions de chasse syriens qui survolent le site.

SYRIE (18) - PALMYRE - JE T'AIME AVEC L'ABÎME…

Musée de Palmyre.

Palmyre
Je t'aime. Les mots sont tristes comme un immense départ qui doublement arrache le coeur à l'infini
Je t'aime avec la brise avec le doux bruit des coccinelles qui marchent vers l'ombre du soir
Je t'aime avec l'aurore qui tremble dans tes yeux, avec l'éternité parmi tes cils de lin
Je t'aime avec les pleurs avec le temps serein des âmes de lumière de l'air vertigineux
Je t'aime avec l'abîme dément de l'insomnie
avec les caravanes qui veillent sur mon délire
avec la force de l'eau et la fureur d'un cri
Je t'aime ô grande nuit verse sur ma Palmyre
les océans de feu les myriades de chants
les lacs de la tendresse dans l'ambre de son sang.

Athanase Vantcheve de Thracy, 1987

J'ignore qui est ce poète au nom invraisemblable, mais certaines choses dans le texte m'ont touchée, et j'ai voulu le copier. Tu comprendras pourquoi, sans doute.

NdA : Et de fait, il existe, puis-je découvrir à mon retour... sous le nom d'Athanase Vantchev de Thracy, et ce poème sur Palmyre, avec d'infimes différences de traductions, est l'extrait le plus souvent cité de son oeuvre.

jeudi 20 avril 2006

SYRIE (17) - APAMÉE, PALMYRE - VERTÈBRES & MERVEILLES

Mais est-ce une preuve par l'exemple ou une preuve par l'absurde? Ou bien est-ce qu'Hélios a brûlé mes pupilles et mon front au point d'effacer tout ce qui précédait, renvoyant aux ténèbres Apamée, dont un archéologue rêvait de faire la Nouvelle Palmyre? Zénobie se vengeant d'Apama la Perse, épouse autrement soumise qu'elle à son Seleucos de mari?
Il était pourtant étonnant et long et spectaculaire ce cordo: car d'Apamée, d'une ville de 500 000 habitants et 50 éléphants de guerre, ne reste que sa colonne vertébrale, 2 kilomètres de vertèbres-colonnes aux chapiteaux corinthiens, et quelques consoles gravées, parfois de phallus.

J'ai chaud, encore. Hélios, malgré la nuit, semble avoir laissé sur mon front l'empreinte de ses doigts. Demain est en fait le dernier vrai jour de voyage. Samedi sera un fastidieux trajet de retour, avec lever aux aurores, attente à l'aéroport, et vol avec escale.
Dans une boutique de Palmyre recommandée par Loutfi, j'ai trouvé tout à l'heure les deux plus beaux objets du séjour, si beaux d'ailleurs que trop chers pour ma bourse. D'intéressants poignards à motifs floraux en os de chameaux — tu sais à quel point j'aime les armes blanches — et le plus bel astrolabe qu'il m'ait été donné de contempler. Une merveille. Une merveille à 600 euro, d'après le vendeur que Loutfi juge honnête.
Je te l'ai sûrement déjà dit: je déteste marchander. Et surtout, soyons honnête, je marchande extrêmement mal. Ma mère est plus douée. Moi... je ne sais pas. Un vieux fond de morale chrétienne? Un orgueil mal placé? Un malaise face à cet usage particulier du langage, à nul autre pareil? Je répugne à marchander, et y fais preuve, quand je m'y risque, de talents pitoyables. Hier, pour le cadeau de Y***, je n'ai obtenu de résultat que parce que j'étais convaincue de mon bon droit: donc je trichais, et ne marchandais pas.
Oh, l'astrolabe. J'en rêverai, ami, plus encore que de la hache.

SYRIE (16) - DIGRESSIONS ANCIENNES ET MODERNES

Même dans les villes mortes, même au milieu des ruines d'Apamée, le réseau est suffisant pour les téléphones portables. Celui de notre guide sonne régulièrement, dans les endroits les plus reculés. J'ignore ce qu'en pensent les autres, mais j'imagine qu'il est possible de considérer ça comme un viol insoutenable, comme un bris de miroir magique — et de souhaiter sept fois sept ans de malheur au sacrilège. J'imagine, donc une partie de moi le pense sans doute. Mais une autre, plus présente et plus active, s'en amuse et s'en émerveille comme d'une coïncidence miraculeuse de l'évolution. Comme une oeuvre virtuelle et intangible de l'homme moderne qui se superposerait, qui répondrait, à l'oeuvre minérale et pérenne de l'homme ancien.
J'ignore ce qu'en pensent les autres, ai-je écrit. Je me suis souvent posé cette question pendant les longs trajets en voiture, pendant les longs temps de silence — à quoi s'occupe l'esprit des autres? Quand ils ne somnolent pas, à quoi pensent-ils? Composent-ils comme je le fais de longues histoires à épisodes dont ils sont les héros? De quels êtres, de quels souvenirs, de quels rêves les peuplent-ils? Parfois aussi je songe et construis et travaille à un écrit, ou à la campagne d'Ambre.
Je sais que cette interrogation fait écho à maintes discussions, avec Y*** par exemple, qui croit à une différence entre les êtres qui ont une vie intérieure riche, et ne craignent pas de rester longtemps seuls, ou longtemps silencieux, ou longtemps inactifs — et les autres. Je me souviens aussi de Gaiman et de Barbie, et de la certitude optimiste que nous avons TOUS des vies intérieures riches. Mais je mens. Car même Gaiman ne disait pas ça: Ken, lui, n'avait pas une telle vie intérieure.
Mais je songe, songe. Quelquefois, je m'efforce de noter mentalement des idées, pour être sûre de te les écrire le soir. Quelquefois j'en oublie, sûrement. Quelquefois je pense à vous, bien sûr, à vous tous. Et chaque jour je bâtis des histoires plus complexes et plus longues.
Mon cal familier, sur l'annulaire droit, est réapparu. Je tiens toujours aussi mal mon stylo. Et pendant l'année scolaire j'avais perdu l'habitude d'écrire des pages chaque jour, parce que le temps, et l'ordinateur. Habitude aimée, pourtant, et peut-être salutaire.
En Europe je peine à me soustraire à la crainte du dérisoire. Je n'écris que les phrases vraiment nécessaires, ou vraiment importantes (ce sont rarement les mêmes).
En voyage l'échelle change: toute pensée est importante, toute note est nécessaire.
La preuve: je t'ai noyé de poncifs, ce soir, et n'ai pas encore parlé du cordo maximus d'Apamée.

SYRIE (15) - LINGUISTIQUES

La linguistique est une tournure d'esprit.
Je parle bien peu de langues, en lis à peine plus — surtout à l'aune d'Héloïse — et cependant j'ai cette tournure-là.
Don des langues disent-ils, et dans le mot de don, qu'on le veuille ou non, il y a cette idée vaniteuse d'élection, de miracle, de révélation divine, l'Esprit Saint descendant sur les apôtres à l'Epiphanie. Mais ce n'est rien de tout cela. C'est un bête réflexe mimétique, et une tournure d'esprit. Une façon d'entendre le monde. Je pensais, un de ces jours, à l'histoire dont j'avais eu la première vague idée au Sahara, l'an dernier — je réfléchissais à mes Ecoutants, et songeais que le prétendu don des langues, comme celui de la musique, n'était chez eux qu'un effet secondaire. Un simple ricochet mécanique: ils ont plus d'oreille que d'autres. C'est ce qui fait que je répète les mots d'arabe, ou de n'importe quelle autre langue réelle ou inventée, avec une apparente facilité*. Je ne fais pas exprès.
La tournure d'esprit linguistique, ce n'est pas tout à fait la même chose. C'est le réflexe intellectuel qui m'a fait supposer ce midi que le son /p/ n'existait pas en arabe. Nous venions de voir le nom d'Apamée transcrit Afamée — comme c'était dans un restaurant, sur une carte au demeurant rédigée dans un français approximatif, il y avait maintes explications possibles et maints supports au rire. N'oublions pas Merry et Pippin. Mais effectivement, le son /p/ n'existe pas en arabe, et ils prononcent le nom de la ville avec un /f/.
Un réflexe: comme C*** raisonne en roche-mère, en basalte et calcaire, en rift, en érosion — moi je lis et j'entends le monde dans ses langues. Et j'en parle si peu. Le même regret, la même vieille paresse. Certes je n'ai pas l'âge d'Héloïse, mais c'est une excuse commode à mon laisser-aller.
A propos de mots, écrits mais loin des stèles en langues anciennes que nous avons contemplées: les murs des villes syriennes sont taggés aussi, en arabe bien sûr, ce qui modifie (à mes yeux radicalement) le style des tags. Loutfi, qui est de la vieille école, le déplore. Pas moi. Moi, je ne suis pas éloignée de penser comme Cocteau qu'un mur en a besoin pour vivre et s'ouvrir.
Il y a aussi, bien sûr, les noms et les symboles griffonnés ou gravés dans les sites archéologiques. Horreur. Evidemment. Mais je ne peux m'empêcher de les comprendre, ceux-là qui ont voulu éterniser le présent de leur identité ou de leur amour. N'est-il pas plus profond, plus universel, ce désir-là, que celui de laisser intacts des sites qui d'ailleurs ne le sont jamais, et que nous ne comprenons pas toujours? Je ne ferais pas cela, évidemment — mais du fait de notions très modernes et très superficielles: par civisme. Le civisme pèse bien peu dans les âmes humaines, et infiniment moins que le désir de survivre, de laisser trace, dans les siècles des siècles.
Ils laissent trace, comme les rois et les architectes et les habitants des sites qu'ils visitent.

* C'est ce qui fait que j'ai été la seule à comprendre le nom de Loutfi, à l'écrire spontanément Loutfi, ce qui est, je le saurai plus tard, la transcription officielle. Les autres diront et écriront Ludwig, jusqu'au bout.

SYRIE (14) - DIT DU COUCHER DE SOLEIL SUR PALMYRE

Avant le petit-déjeuner. Adieu au patio.
Sous cette lumière pâle du matin, les perspectives s'amoindrissent, la pierre s'éteint. On entend hululer une chouette. La paix demeure mais le lieu perd de son mystère, de sa richesse. Ils remettent en marche la fontaine. Une musique d'eau pour guérir la folie, apaiser les passions de l'âme, pour éloigner la Bête.
Le bois des portes et des volets est sombre. De petites lanternes sont accrochées aux murs.
Temps du départ. Le patio s'emplit de valises et d'ultimes photographies.

Le soir. Hôtel Heliopolis, Palmyre.
Et vraiment cette journée aura été placée sous le signe du dieu Hélios. Il était voilé mais lourd, et tapait dur, et pour la première fois nous avons eu chaud, chaud à en être nauséeux, à en avoir la tête pesante sonnante et trébuchante. Ch*** a été vraiment malade: un problème d'estomac plutôt que de soleil. Moi-même, en arrivant à l'hôtel, j'ai eu besoin de rester allongée sur le lit un moment, et d'une longue douche.
Et puis le coucher de soleil.
Dit du Coucher de Soleil sur Palmyre.
Il est mythique. C***, qui a connu les crépuscules d'Egypte, de Grèce et de Tanzanie, rêvait de voir celui-là. Il en parlait depuis des jours. Nous avons modifié le programme pour arriver à Palmyre à temps pour l'admirer. Nous avons prié* pour que le temps soit dégagé.
Nous étions à Palmyre à temps. Mais le ciel était bas et voilé, et Ch*** malade. Nous sommes allés voir sans eux le Dieu se coucher sur le désert — ma mère, Loutfi et moi. Et ce n'était pas la merveille annoncée, car les rougeoiements d'Hélios se noyaient dans le gris, se diluaient, s'estompaient, effacés de nuages. Le dieu était tout strié de grisaille, tout aspiré de brume. Mais la terre de Zénobie était belle malgré tout, les pierres dorées plus chatoyantes encore, déployées sous nos yeux entre la palmeraie et le désert, depuis la butte de la forteresse.
Palmyre est la ville du miracle, un mirage devenu réalité, surgi du désert pour se changer en vie, en vert, en eau, en palmes, en vergers, en palais. Mais je parlerai d'elle — Palmyre est forcément une femme, non seulement à cause des sonorités de son nom mais aussi de Zénobie, et de la comtesse Margot d'Andurain — je parlerai d'elle demain.

* prié : figure de style, C*** est plutôt anticlérical

mercredi 19 avril 2006

SYRIE (13) - ASYMÉTRIES

Nous étions ce matin à St Siméon, le site de la gigantesque église bâtie par les Byzantins autour de la célèbre colonne du Stylite, celle que les légendes exagèrent à plaisir, augmentant sa hauteur, prétendant que l'Ascète Saint y dormait et mangeait.
Il est tard: une chose sur St Siméon, une chose évidente et troublante en même temps, donc importante... l'abside n'en est pas tout à fait droite. Le chœur est légèrement décalé d'un côté. Asymétrie presque choquante à nos yeux de cartésiens obsessionnels, mais au fondement limpide: la forme des églises chrétiennes est calquée sur celle de la Croix, mais sur tous les crucifix Jésus penche la tête de côté — or ce qui importe est le Christ, non la Croix, n'est-ce pas?
Cela m'a semblé magnifique. Les nefs non décalées me décevront sans doute toutes un peu, désormais. Cette tête penchée de Jésus, très humaine, appesantie par la souffrance et l'amertume de l'abandon, ou très divine, portant le poids des fautes des hommes que son sacrifice rachetait; cette tête penchée des crucifiés, émaciée, couronnée d'épines et souvent sillonnée de sang, est certainement l'une des plus violentes images de la religion née de ce sacrifice.
J'aime l'idée qu'elle soit commémorée par cette ancienne et minérale asymétrie.
Il est vrai que l'église St Siméon est tout entière sous le signe de l'asymétrie et du changement. Son ornement privilégié est la feuille d'artichaut courbée par le vent — car Siméon lui-même, affirme Loutfi, était un homme changeant, et que les architectes ont voulu que sa personnalité imprègne et infléchisse le lieu qui lui serait consacré. Mais Loutfi est Druse — peut-être sa propre philosophie, chérissant cette notion de changement et de vent, infléchit-elle aussi sa vision.
Je te l'écris, par souci d'objectivité, ou même par simple réflexe de pensée critique et relativiste — je ne l'ai pas dit. Je ne l'ai pas dit, parce qu'il en aurait été offensé, et parce que l'image était belle. Je suis empathe et poète bien avant d'être scientifique et philosophe. Je me suis éloignée de la science il y a des années, même si certains de mes chemins m'y ramènent et même si certains de ses champs me sont chers — et je n'ai jamais été une philosophe.

Après le repas. Même patio.
La fontaine coule, l'eau qui apaise les fous, tu te souviens? Et justement nous avons visité aujourd'hui le Bimaristan Argun, l'hôpital psychatrique médiéval d'Alep.
Il y a tout un roman à écrire là-dessus, et sur la civilisation capable de bâtir un tel édifice et d'en faire autre chose qu'un monastère ou un palais.
Les fous d'Alep, au XIVe siècle, n'étaient pas considérés comme incurables, à en juger par cette bâtisse conçue comme un cheminement. Première halte, fous dangereux ou hystériques, dans des cellules (au sens monastique plutôt que carcéral) grillagées, autour d'un très petit patio rond surmonté d'un dôme qui laisse entrer un mince jour. Et au fur et à mesure de la guérison, du cheminement, le malade se déplace de patio en patio, les cellules s'ouvrent et perdent leurs grilles, les cours centrales se font plus vastes et plus ovales, surtout la lumière croît avec la taille des ouvertures dans les dômes, et croît aussi la taille des bassin, le jet des fontaines. A l'avant-dernier stade est prévue une petite estrade: les fous se soignent aussi en se mettant en scène, en jouant leur folie, en la chantant et la dansant — ou en écoutant et admirant des musiciens.
Et puis? La grande cour des visiteurs est aussi le dernier stade du pélerinage de la guérison — immense et pourvue d'une vaste scène où ce soir encore viennent tourner les derviches. Après? Une porte mène dehors.
La folie comme une parenthèse dans le monde du dehors, une escale cyclique, au rythme cohérent et rassurant de lumière, d'eau et de jeux. Si le bimaristan était vraiment ainsi, alors il faisait bon être fou à Alep en ce siècle, pour une semaine ou deux.

SYRIE (12) - ALEP - VERTE COMME LA MER

Alep. Sissi House, restaurant.
Evidemment la célèbre impératrice n'a jamais mis les pieds ici, meilleur restaurant d'Alep ou pas. Il s'agit simplement du nom du premier propriétaire, un peu déformé pour plaire aux Occidentaux.

Le soir. Même patio.
Les jeunes filles Kurdes semblent nourrir une passion pour les femmes d'Occident. Ou étaient-ce mes cheveux lavés ce matin? Ou la jupe que je portais et à laquelle je pense toujours comme à la jupe de Flora parce qu'elle est large et verte comme la mer et qu'il s'agit du premier vrai souvenir que Corwin a d'elle?
Quoi qu'il en soit, elles se pressaient, demandaient à être prises en photo avec moi (ou avec mes cheveux, ou avec ma jupe), me poursuivaient presque, proclamaient "I love you!" — et je n'ai jamais nié être sensible à la flatterie. Celle-ci surtout me touchait plus que celle des hommes, codée, attendue. Ces jeunes filles ne portaient pas le foulard, et j'imagine qu'elles rêvent tant d'Occident que toute jeune femme blanche aux longs cheveux clairs doit leur paraître une actrice de cinéma.
Cohérence extrême du récit: le gardien (qui n'est pas mon camarade Muhannad) vient de m'apporter un verre de je ne sais quoi, offert par un élégant monsieur arabe, le seul autre à être assis dans ce patio. Dans les pays arabes (je l'avais déjà constaté en Egypte), on remonte dans le temps. Les rites ici sont différents. Les us, et surtout ceux de la séduction, semblent remonter aux années 50. Est-ce seulement le décalage dû à l'onde de la (post-)modernité? Car les fuseaux durent bien plus d'une heure à cette aune-là, et même s'ils se raccourcissent: pendant longtemps une découverte mettait plus d'un demi-siècle à passer d'Angleterre en Russie. Ou est-ce que pour eux les Occidentales répondent vraiment au modèle des héroïnes de ces films hollywoodiens, et y copient-ils leur attitude?
Je ne sais pas. Je ne sais pas non plus s'il y a de l'alcool dans ce verre, et je marche sur la ligne mince et coutumière qui consiste à ne pas l'offenser et ne pas l'encourager. J'ai donc goûté. Ce n'est pas mauvais (donc il n'y a pas d'alcool), et... malgré tout cela me distrait de mon récit.

Parler du vert, le vert de ma jupe, le vert des hommes mortels sur les icônes byzantines, et me souvenir de la raison pour laquelle les minarets des mosquées sont éclairés des lumières vertes dont je t'ai déjà parlé, et qui les font ressembler, la nuit, aux tours de quelque NéoTokyo de manga. Simplement le vert est la couleur de l'Islam. Certains dômes de mosquées sont peints de cette couleur, et sans doute est-ce aussi pour cette raison que les deux étoiles du drapeau syrien (qui symbolisent l'alliance avec l'Egypte) sont vertes aussi.

Au musée d'Alep, j'ai plusieurs fois pensé à toi. A cause des lions d'abord, si nombreux, parce qu'aimés de la déesse Ishtar comme de certains musulmans — si spectaculaires, de bronze verdi par le temps humide, ou de sombre basalte — gardiens, protecteurs contre les ténèbres et le mal. J'ai, forcément, pensé à Aslan. Aslan-Dieu, ont dit tous les exégètes de l'œuvre de Lewis. Et c'est alors seulement que j'ai réalisé à quel point le nom de ce dieu très chrétien ressemblait à celui d'Allah.
Puis, plus important, il y avait ce couple de statuettes, un homme et une femme, avec devant eux le bassin symbolisant leur union. La bassine est divisée en deux compartiments — celui de l'homme est le Plein, celui de la femme le Vide — mais leur mariage est symbolisé par un orifice dans la cloison qui les sépare, et ainsi le Plein s'écoule dans le Vide jusqu'à ce que tous deux trouvent l'équilibre.
Je ne commente pas. Tu sais cela comme moi.

SYRIE (11) - LE CHÂTEAU DE SALADIN

Même patio. Avant le petit-déjeuner.
Merry et Pippin, ce sont ma mère et Ch***. Elles ne cessent, depuis notre arrivée en Syrie, de goûter, manger, parler de manger, re-goûter... C'est adorablement hilarant. C***, bien sûr, se moque beaucoup, et il est difficicile de ne pas l'imiter. Hier, au château de Saladin, Loutfi avait emporté de quoi "prendre l'apéritif" sur le site: une bouteille d'arak, un pamplemousse énorme, des bananes libanaises, petites et sucrées.
A un moment, alors que, ne mangeant pas, je m'étais éloignée, marchant sur un mur, sautant sur la vaste terrasse qui dominait la vallée abrupte, je me suis retournée et je les ai vues, accroupies, vêtues de couleurs vives, se passant les aliments —Tu veux un peu de pamplemousse? —Avec du sel? Loutfi a dit qu'il le mangeait avec du sel. —Tu as fini ton arak? Tu veux ajouter de l'eau? —Il reste beaucoup de bananes. Et elles étaient, vraiment, Merry et Pippin.

C'est en fait une toile tendue sur des arceaux qui constitue le toit du patio. Je le vois, maintenant qu'il fait jour. Je vois même les oiseaux passer au-dessus, par transparence, ombres portées sur la toile blanche.
Je ne t'ai pas raconté comment, il y a deux jours, alors que je rêvais à Vykos et Loïse, j'ai vu deux oiseaux voler ensemble au-dessus de la route, un noir et un blanc, et leurs trajectoires s'entrecroisaient, s'accompagnaient, harmonieuses. Ils étaient très près l'un de l'autre et paraissaient, vraiment, voler ensemble. C'était beau à regarder, comme un miracle, et en avait sans doute la fragilité.

Et je n'ai toujours pas parlé du château, de ses cinq hectares (3 pour le Krak) qui en font la plus vaste forteresse croisée en Orient, de son site surtout.
C'est ce qu'il est convenu d'appeler un nid d'aigle et la métaphore dit juste, farouche, élevée, menaçante quand il le faut. Les parois en sont si raides que la route, malgré les lacets en épingles à cheveux, grimpe en pente raide -- et que les arbres semblent prendre racine dans la chevelure de celui qui les précède. Car ce monticule abrupt est couvert d'une épaisse forêt de pins et de chênes, une végétation très dense, très semblable à celle d'Europe. Le château de Saladin pourrait presque être celui du Haut-Koenigsbourg.
C'est la forteresse vue d'en bas, ou de l'autre côté de l'étroite vallée qui l'entoure. Mais d'en haut, de l'intérieur, il y a plus spectaculaire encore que la montagne. Car les hommes de Robert de Saône ont taillé et creusé dans le roc lui-même, sur une vingtaine de mètres, pour sculpter la base de leur forteresse. Toute la partie basse et extérieure des murs est constituée de pierre taillée à même la montagne, dessinant exactement le contour des fortifications, l'arrondi des tours. A l'entrée, ils ont laissé un pylône de roc, étroite obélisque de 25 mètres qui partage la route en deux et permettait de soutenir, loin au-dessus, un pont-levis. Il permet surtout, à présent que le bois du pont est poussière, d'apprécier leur extraordinaire travail, son épaisseur, comme les années comptées dans la section d'un tronc. Comment ont-ils creusé dans la roche à une telle profondeur, sans dynamite?

Après le petit-déjeuner, même patio, je profite de chaque instant.
Je me souviens d'Olivier, le fils du croisé gallois Cadfael et de la Syrienne Mariam — je me souviens de la beauté d'Olivier et je songe que peut-être il ressemblait aux garçons d'Al-Bara.

mardi 18 avril 2006

SYRIE (10) - QUAND EST-CE QU'UNE VILLE MEURT ?

Le patio s'est vidé. Ma mère et Ch*** sont allées se coucher, le gardien lui-même se prépare à partir et vient d'arrêter la fontaine. Il vérifie qu'aucun objet n'y a été jeté.
Et je n'ai toujours rien dit de la journée.
Quand est-ce qu'une ville meurt, m'ami? Qu'est-ce qu'une ville morte? Tu vois comme nous rejoignons les préoccupations de mon histoire de Polis aux Neuf Vies. C'est que, vois-tu, on trouve en Syrie 768 de ces villes mortes. Nous en avons traversé deux aujourd'hui — ou plutôt: arpenté deux, aperçu maintes autres.
Mais ce matin, nous nous sommes rendus sur les ruines de la cité d'Urgarit, et celle-ci n'est pas qualifiée de ville morte. Pourtant il s'agit d'un établissement cananéen datant des 8e au 2e millénaires avant Jésus Christ, redécouvert au début du XXe siècle et (très partiellement) déblayé et exploré par les archéologues. Et elle n'est pas morte, cette ville qui fut côtière et capitale, qui abritait un temple…

Pause. Le gardien est venu me raconter sa vie, en anglais. Il s'appelle Muhannad, a 21 ans mais en paraît plus de 30, fait des études d'économie à la fac d'Alep, et se pose diverses questions linguistiques et pratiques sur la façon d'aller étudier en Europe.

…Or donc, Urgarit et son temple de Baal, car c'est bien à ce nom de Baal que j'ai été interrompue tout à l'heure. Je n'en tirerai pas de conclusion hâtive. D'ailleurs, un temple de Dagan, la déesse-lune, y jouxte celui du Dieu au Redoutable Nom. Et puis Baal à Urgarit, comme le sang de Damas et ses 70 000 noyés, est enseveli sous une épaisse et rassurante couche: en l'occurrence, de l'herbe folle, des coquelicots, liserons, et autres pissenlits. Comment craindre un Baal entouré de pissenlits?
C'est aussi à Urgarit que fut découvert l'un des plus anciens alphabets du monde, dont nous avions vu les tablettes au musée de Damas.
Ce n'est donc pas ainsi que meurent les villes. Urgarit est un site archéologique. Al-Bara et Sergilla, elles, sont des villes mortes, deux des 768.
Elles sont, pourtant, beaucoup plus jeunes qu'Urgarit. Ce furent des cités byzantines des IVe au VIe siècles, après Jésus-Christ, cette fois. Elles sont complètement perdues, éparpillées entre Lattaquié et Alep, à l'écart des grands axes routiers. Aucune équipe d'archéologues ne semble s'y intéresser. Est-ce pour cela? Etes-vous mort quand même les spécialistes du très-passé se désintéressent de vous? Pourtant elles sont pleines de vie, ces villes en ruine dont les reliefs émergent cocassement de la végétation. Les troupeaux de moutons y paissent, les olives y gonflent, les fourmis les quadrillent, des terriers y abritent je ne sais quels mammifères, et les jeunes gens des villages voisins viennent y réviser leurs leçons — pour s'éloigner de leurs foyers bruyants ou pour se rapprocher des touristes occidentales, je ne saurais le dire.
Les gens d'Al-Bara (le village moderne et non la ville morte: ils portent le même nom) sont particulièrement beaux. Il paraît que du sang français coule dans leurs veines, alors peut-être sont-ils seulement plus proches des canons esthétiques qui nous sont familiers. Quoi qu'il en soit, les femmes d'Al-Bara, avec leurs visages pleins et leur peau claire, sont réputées pour leur beauté et le méritent. Les jeunes hommes aussi sont beaux, avec une peau plus mate, des traits fins, de ces physiques qu'il est absurdement convenu de qualifier de racés.
Al-Bara et Sergylla sont donc mortes. Les pressoirs d'olives et les églises byzantines, les étranges tombeaux carrés surmontés de pyramides effilées, les thermes, les édifices émergeant des taillis comme une cité perdue d'Amazonie -- tout cela est mort. Parce que leur existence fut trop brève (deux siècles, un papillon à l'échelle des villes) ou leurs seigneurs trop obscurs pour laisser trace dans la mémoire collective? Pourquoi si vastes, pourquoi si nombreuses et si rapprochées, pourquoi si vite bâties et jamais reconstruites?
Il est près de minuit, je n'ai pas encore parlé du château de Saladin ni de Merry et Pippin. Je promets de le faire demain.

SYRIE (9) : NUIT À ALEP

Salah Aldeen Restaurant, en face du château de Saladin, ou de Robert de Saône.
Il y a, ici, deux sortes de noms. Il y a les noms-légions, en dix langues, reflétant les dix propriétaires d'un même lieu. Ces noms-là ne sont que musique, étymologie, ils ne portent pas vraiment d'identité. C'est le cas de ce château. Et puis il y a les lieux qui se réduisent à un nom, les lieux où le nom est l'ultime réceptacle de la mémoire et de l'histoire. C'est le cas de Kadesh, où nous ne sommes pas allés, où personne ne va, parce qu'il n'y reste aucune trace de la mythique bataille entre Ramsès et les Hittites. Rien, sauf le nom. Et combien soudain je comprends Tigane et sa malédiction.

Le soir. Patio de l'hôtel Martini, Alep.
Je n'ai pu écrire avant. Je regrette, bien sûr. Nous avons vu beaucoup de choses, traversé trop de siècles, et maintenant, dans la beauté andalouse de cet hôtel que son nom dessert, avec le bruit de la fontaine — c'est ainsi qu'on guérissait les fous, à Alep, avec de la musique et le bruit de l'eau — je peine à retrouver les impressions de la journée.
Il serait si facile de me perdre dans cette splendeur-là, de passer de Tigane en Al-Rassan et de chanter la beauté des fontaines et des patios, de la lumière d'or sur les pierres, de la marqueterie des fauteuils de repos, des hautes fenêtres aux dentelles de pierre, des joueurs de luth du restaurant, tout à l'heure. Nous sommes vraiment dans l'Andalousie d'avant la Reconquista, et il est si facile d'oublier tout le reste. Nos chambres et le patio qu'elles entourent sont au fond d'une petite rue médiévale, elle aussi de pierre claire, et la fontaine coule sur le marbre, et les murs montent très haut, très haut, pour seulement deux étages, et un grand paravent de marqueterie, de petites tables rondes, un canapé, aussi à haut dossier de marqueterie incrusté de nacre, comme des trônes précieux — en Al-Rassan, l'hôte est un prince. Et la musique de la fontaine. Dans cet écrin, comment se souvenir de la poussière?

Il fait nuit, aussi. Cela ajoute sans doute à l'atmosphère d'Andalousie arabe, subtile, sereine, précieuse. Nous sommes arrivés de nuit à Alep, la deuxième ville de Syrie, et aussitôt, laissant à mes compagnons le soin des bagages et des chambres, je me suis lancée avec Loutfi dans une équipée au pas de course, en quête de l'un de mes Graals, des dictionnaires d'akkadien et d'araméen ancien. Et autant te l'annoncer tout de suite, je ne les ai pas trouvés. On m'a déclaré en écarquillant les yeux que de tels ouvrages n'étaient disponibles que "sur commande" et "très chers". Mais marcher dans les rues d'Alep à la nuit tombée, seule avec mon guide, à la recherche de librairies qu'aucun de nous ne savait situer précisément, était une expérience intéressante. Je me sentais enfin plongée en terre étrangère. Enfin immergée en terre arabe. L'absence des miens, la rareté des Occidentaux dans ces rues, y faisait — mais aussi la nuit. Les boutiques ferment tard ici, entre 9 et 11h du soir, et les rues du centre d'Alep à 9h fourmillaient de vie, d'habitants de tous sexes, de tous âges et de toutes confessions (nous sommes passés devant la "Cathédrale Latine" d'Alep qu'une vieille chrétienne a été ravie de nous indiquer). J'avais l'impression qu'on me regardait moins, alors que j'étais pourtant la seule Occidentale. Comme si, de nuit, seule, loin des sites célèbres, sale, habillée à la diable — je cessais d'être une touriste. Douce illusion, je sais bien. Mais l'impression était là. Et c'est moi, non Loutfi, qui ai finalement repéré les librairies.

lundi 17 avril 2006

SYRIE (8) : LE VRAI, LE FAUX, ET RIEN ENTRE LES DEUX

Le reste est dérisoire. Que puis-je placer près du krak et du pouvoir de la lumière sans que cela soit... écrasé?
J'écrirai plus tard, peut-être.

Sur les icônes orthodoxes de l'église St Serge et St Bacchus, lourdement ornées, le vert et le rouge des vêtements jouent un rôle particulier. Le vert est symbole de l'humain et le rouge du divin. Il est décidément difficile d'éviter certaines pensées, de ne pas établir certaines correspondances — le divin est-il donc sanglant? Le vert et le rouge ne sont-ils pas les couleurs des sacrifices de Caïn et d'Abel, et la réponse de Dieu aux premiers frères ne confirme-t-elle pas cette opposition?
Sur la robe de Marie, le rouge recouvre donc le vert: de l'humain est issu le divin. Sur les draperies de Jésus, c'est le contraire: en lui le Divin s'est fait Homme.

Se souvenir du défilé sinueux qui mène à la grotte de Sainte Tècle (Takla) près de Maalula. Il est sinueux, a expliqué C** le Géologue, parce qu'il a été creusé par l'eau, et non par une faille sismique comme la plupart des canyons. N'empêche que ces méandres ajoutaient au trajet un charme et un sens, un aspect philosophique et mystique de cheminement, de révélation retardée, plutôt que les traditionnelles connotations tactiques des défilés rectilignes (lieux d'embuscade, nous savons bien).
Se souvenir de l'abricotier dans la grotte de la saint, qui étendait vers la lumière ses branches contournées comme un plafond sculpté. Dieu avait donc pourvu au boire et au manger de sa servante: on parle toujours des sources, et on oublie les abricotiers.

Notre guide est Druze, t'ai-je dit. Il nous a expliqué que ce courant chiite interdisait la polygamie, se désintéressait de la Mecque, avait ses mosquées particulières (où ils ne se rendent que le jeudi soir) et croyait à la métempsycose, car il est juste que Dieu donne à chacun des chances d'expérimenter toutes sortes de vies. Il en faut 70, estiment-ils, avant que Dieu n'ait répondu à toutes nos questions et que nous ne puissions plus crier à l'injustice.
Autre découverte théologique: les Musulmans ont intégré Hermès, dieu-prophète. N'est-ce pas amusant? N'est-il pas partout, le dieu protéiforme, Trismégiste, des Mages et des alchimistes?
Loutfi a des idées arrêtées en politique, même s'il se proclame plutôt hostile au régime en place (je ne l'aurais jamais deviné, mais il faut croire que leur président est vraiment comme la reine d'Angleterre, et que même ses opposants sont fiers de le montrer aux étrangers.) Il a, donc, des idées arrêtées sur la liberté à (ne pas) accorder aux peuples, les risques de revendication partisane, et l'absolue scientificité du monde. Il a, peu ou prou, un esprit des Lumières, avec le Vrai, le Faux, et rien entre les deux. Il s'oppose à la politisation de tout phénomène. J'ai pensé à un moment au cher G***, avec amusement, me demandant comment il aurait réagi à ces propos.

J'ai à nouveau mal à la dent. Ce n'était pas le cas, dans la journée. Je déteste, comme tout le monde, ne pas savoir exactement pourquoi je souffre.

SYRIE (7) : LE KRAK DES CHEVALIERS - LUMIÈRES

C'est un mythe.
Le krak est de ces forteresses qui fascinent les enfants, préviennent les guides, or je suis, j'espère que je serai toujours, une enfant.
Je me souviens qu'Indiana Jones l'avait visité petit garçon, en compagnie de celui qui n'était pas encore Lawrence d'Arabie.
Indy, Lawrence, Richard (qui n'y est jamais allé bien qu'une tour y porte son nom), Saladin (qui a échoué à le prendre): le Krak est un monument de ma mythologie personnelle. Et, lieu commun, il est dangereux de se confronter à un mythe inscrit dans la réalité. La désillusion nous guette, un sombre avatar du Désespoir, aux miasmes de Banalité, qui s'efforce inlassablement de nous rappeler que notre esprit vieillit comme notre corps, et que nous ne sommes plus des enfants. Elle n'aime rien tant que cela, la Désillusion, et son rire fait voler en éclats nos icônes, sachant que plus jamais nos rêves ne pourront s'y abriter.

Mais pas cette fois.

Au krak, elle était impuissante. La magie de cette forteresse (el Husn, la forteresse, le nom arabe de l'étrange krak, ou crac, ou krac, kurdo-latino-araméen) — la magie de cette forteresse est ancienne et massive. J'avais choisi ce nom, étrange et suggestif, pour la citadelle de ma Polis aux Neuf Vies. J'avais vu juste: la présence massive du krak suffit à le justifier, à suggérer qu'il existe sur plus d'un plan, plus d'un niveau de réalité. Il est trop... là. Les mots s'obstinent à mon esprit comme ils s'entêtaient tout à l'heure, quand je contemplais le krak de l'extérieur pour la première fois, et m'efforçais de le qualifier. Ce sont ces mots, aucune variante possible: le krak est une présence et il est massif.
Ce n'est pas une bête accroupie sur sa butte, prête à bondir, comme d'autres forteresses médiévales. Il est trop minéral pour ça, trop cohérent, trop... massif, oui. D'un seul tenant, comme si les murailles et les tours étaient surgies du même bloc -- avec la grâce incongrue d'un aqueduc qui en dépasserait.
Sais-tu... en marchant dans le krak j'enrageais soudain. Il était devenu insupportable de n'être ni architecte ni arabophone. Ces deux connaissances étaient brusquement les plus précieuses du monde, les seules qui comptaient ici -- et voilà que je ne les possédais pas. Et j'enrageais vraiment de ce manque, des portes qu'il me laissait fermées. Et j'aurais voulu des siècles, oui, pour pouvoir apprendre tout cela. Dans le krak, l'idée de n'être pas vieille d'au moins cinq siècles était presque insoutenable.
Une enfant, disais-je au départ. Et puis: vieille d'au moins cinq siècles.
Je ne suis pas sûre que ce soit un paradoxe. C'est l'entre-ces-deux-âges qui m'agace et m'encombre. Dans le krak, j'aurais peut-être accepté de payer le prix d'Héloïse pour le savoir d'Héloïse. Peut-être.
Mais le soleil alors, renoncerais-tu à sa caresse cuisante sur ta peau? Certains le regrettent tant, dirait Vykos, qu'ils en viennent à rechercher la brûlure du feu sur leur chair, à y éprouver une sorte de plaisir douloureux, à se bander les yeux pour se garder de la peur, et effleurer une flamme ardente, juste pour sentir cela, une seconde, avant la morsure et les cendres. Et il sourirait, et il serait très prêt à m'offrir cette satisfaction, si je le souhaitais. Mais je n'ai pas besoin de flamme, dirais-je, ni de soleil, puisque tes mains sur ma peau sont tout cela, caresse cuisante et brûlure délicieuse et morsure ardente, sans les cendres. Et j'entendrais son rire.
Bien sûr je ne désirais pas vraiment cela. Mais je crois — je crois qu'il y a des identités particulières qui accompagnent des lieux particuliers, je crois que nous changeons selon le décor, je crois que les espaces font ressortir l'une ou l'autre de nos facettes — banalités.
Au krak, donc, il fallait absolument être architecte, arabophone et médiéviste. Et je ne l'étais pas.

Je fus heureuse de constater l'étrange régulation des flots de visiteurs, surtout d'enfants syriens en sortie scolaire, nous sommes un jour de fête nationale, anniversaire de la libération du pays. Dehors, ils étaient partout, courant et saluant et criant et piaillant et se pressant. Mais chaque fois que nous entrions dans une salle (et certaines sont longues de dizaines de mètres), nous étions seuls.
Je te l'ai dit, la magie du krak est ancienne et profonde. Solennelle. Et la solennité de ces vastes absides, des arcs brisés en ogives, des blocs de calcaire si précisément enchâssés dans les voûtes — cette solennité est tissée de silence, de calme, de fraîcheur, d'ombre.
D'ombre, oui. Je suis sûre d'avoir lu quelque part que c'est la lumière qui structure l'espace, en architecture, mais cette évidence m'a sauté au visage, alors que nous marchions des cuisines à une grande salle voûtée. Nous étions plongés dans l'ombre, et à une vingtaine de mètres en avant de nous resurgissait la salle, renaissait la pierre, se dessinaient les ogives, inondées de la lumière du soleil. Sans la lumière, l'espace n'existait pas. C'est la lumière qui arrachait les pierres au néant. Je comprends que presque toutes les religions y aient vu une présence divine. Je me demande, aussi, si un lieu privé de dimensions, un lieu où l'espace s'abolirait, ne devra pas être forcément un lieu de noir absolu, un lieu privé de toute lumière. Je pense à l'Interstice des dragons de Pern, je pense aux trous noirs. Tu sauras me dire, sans doute.

SYRIE (6) : LATTAQUIÉ - L'OPTIMISME DE L'ARCHITECTE

Le soir, Riviera Hotel, Latakia.
(Latakia, Lattaquié, est la troisième ville du pays. Elle semble comparable à Marseille par la taille et la population).

Au Sahara, le soleil, nous contraignant à de longues siestes en milieu de journée, me permettait d'écrire à ce moment. Ici cela m'est impossible. A peine ai-je pu griffonner une page tout à l'heure — et le soir venu, il y a trop. Le soir venu, je sais que j'oublie, phrases et souvenirs se pressent emmêlés dans ma conscience, avides d'être gravés.
A certains moments de la journée, je me sentais comme une éponge, comme une gigantesque machine à absorber des sensations et informations, comme si mes yeux et mes oreilles ne suffisaient pas et que tout mon corps se faisait poreux pour mieux les emmagasiner. Alba parle peu, a remarqué Loutfi. Forcément: je regarde trop, je suis trop à l'écoute pour parler.

Et maintenant je ne sais par quel bout prendre ma mémoire.
J'ai même conscience de tricher, trier, recomposer.

Il est curieux, vraiment, de voir ce mélange des religions et leur coexistence apparemment pacifique. C'est grâce au régime, dit Loutfi, pourvu que ça dure. Ce fut toujours l'aspect "positif" des dictatures, de Tito à Saddam: elles imposent aux communautés de vivre ensemble, en les agrégeant à un ensemble plus vaste. Bon gré mal gré, cela semble fonctionner. Il y a des villages chrétiens et des villages musulmans, il y a des Musulmans qui visitent en touristes des églises chrétiennes, et des femmes voilées de noir qui prient dans des chapelles orthodoxes. Il y a des Musulmans qui boivent bière et vin, et la Syrie en produit. Les frontières semblent se dissoudre. J'ai toujours aimé cela. Bien sûr, chacun sait que cette situation ne survit jamais aux dictatures. Au prochain changement de régime, ou si un Président américain décide d'attaquer la Syrie, on s'y étripera à nouveau. Le sang n'est pas loin. On a aussi une longue tradition de construction des mosquées sur des ruines d'églises, ou au coeur d'un carré formé par quatre d'entre elles, histoire de prouver que même quatre églises chrétiennes ne peuvent empêcher la lumière d'Allah de passer. Une partie de moi estime qu'aussi longtemps que les rivalités religieuses s'expriment par la construction, rien n'est perdu. Mais c'est sans doute faux, c'est sans doute l'optimiste architecte qui parle en moi.
L'architecte.
Et je peux, à présent, m'autoriser à parler du Krak des Chevaliers.

SYRIE (5) : LA VILLE DE LA LANGUE QUI VIT & LA ROUTE DES PINS PENCHÉS

Eglise St Serge et St Bacchus, Maalula.
Maalula est le village où l'araméen survit, parlé, transformé, influencé par l'arabe. Langue réellement vivante, litanie de prières surtout, très loin des textes que nous chérissons, presque familière, non plus minérale et fossile mais organique et liquide. Vivante, oui.
Il est difficile de s'abstraire de la pensée d'Héloïse, de ne pas se demander comment elle aurait réagi en entendant parler, forcément déformée, la langue des érudits qu'elle avait apprise par écrit. Je pense qu'elle aurait été fascinée — après tout, le phénomène s'était déjà produit pour elle avec l'arabe.
Et durant le long trajet en voiture, vers Maalula, puis vers le Krak, mes rêveries se portaient toutes sur la Geste d'Héloïse et Vykos, d'un siècle à l'autre, de Derinkuyu à Washington.
Nous avons roulé le long de la Route des Pins Penchés. J'invente le nom mais pas le fait: les fameux pins d'Alep y poussent en biais, parfois à 45°. Le vent qui s'engouffre dans la Trouée d'Homs, à travers l'Anti-Liban, les empêche de pousser à la verticale. C'est un spectacle étonnant de rouler sur l'autoroute entre ces arbres courbés par un vent perpétuel, ou une vitesse perpétuelle, qui s'enlacent, s'appuient l'un à l'autre, nous font douter de notre verticale.

dimanche 16 avril 2006

SYRIE (4) : DAMAS - LES AVEUGLES

Le soir, à l'hôtel.
Parler de la secte des Yaziddites, d'après leur fondateur Yazid, l'homme dont il ne faut pas prononcer le nom, l'homme qui a déchiré le Coran. La secte, avec un bizarre bon sens, a choisi d'adorer le Satan plutôt que Dieu qui, étant bon de toute façon, ne saurait nuire aux hommes.
Dire les sourires et les regards sur notre passage. Surtout les fillettes. Les fillettes me regardent toutes, répondent à mes sourires. Pour entrer dans la Mosquée des Omeyyades, les femmes doivent s'envelopper d'un manteau à capuche, semblable à une robe de moine, pour dissimuler leurs cheveux et leur poitrine. Pourtant, même ainsi enveloppées, les fillettes reconnaissaient notre différence et scrutaient nos visages avec curiosité.
Dans la Mosquée aussi le sang a coulé. Les Assassins avaient coutume d'y tuer les califes impies devant la foule, pour que la leçon en soit plus frappante. Alors on a construit une loge surélevée, très protégée, pour les califes. Même si parfois les gardes de la loge étaient eux-mêmes des Assassins, et le sang des khalifes retombait donc malgré tout sur les croyants.
Alors pourquoi, comme hier, ce sang, ces meurtres, ces ténèbres, ne transparaissaient-ils pas? Pourquoi cette immense Mosquée était-elle souriante? Est-ce une espèce de réalité seconde, créée à l'usage des touristes et de leurs perceptions limitées? Dans la Mosquée, les enfants jouaient et chahutaient, pieds nus sur les tapis; les femmes bavardaient, en petits îlots noirs; ceux qui priaient étaient finalement minoritaires.

Le souk. Les rues semi-couvertes envahies de badauds, de clients, de touristes, de commissionnaires poussant des marchandises dans des chariots à bras. Les tas colorés des épices. Les broderies insensées des robes devant lesquelles s'arrêtent des groupes de femmes en noir. Les lames courbes des épées, si souples qu'on peut leur faire décrire un cercle: lame élastique. A nouveau le sang est effacé, secondaire, presque factice. Tout cela n'est qu'un jeu. Que la volonté d'Allah soit faite.
Dans le quartier chrétien, près de la Via Recta (elle n'est plus si droite que ça, mais c'est le chemin de Damas sur lequel Saül de Tarse, frappé par la révélation divine, est devenu aveugle, puis devenu Saint Paul) — dans le quartier chrétien, les femmes ne portent pas le voile, les rues sont moins passantes. Mais aucune autre différence n'est visible: toujours des murs sales, des édifices vétustes. Dans les sous-sols de ces maisons, au temps de St Paul, se creusaient des églises clandestines. Certaines demeurent, avec leurs pierres taillées et leurs étroits escaliers, chantant désormais les louanges de Paul et de ses successeurs, ouvrant des orphelinats, accueillant, quelle ouverture, des enfants de toutes origines, les abritant, nourrissant, éduquant... et les baptisant, bien sûr.
Saint Paul est un homme étrange, dont comme toute femme je me suis toujours un peu méfiée. Je l'imagine, cet officier romain converti, s'échappant des remparts de Damas dans un panier au bout d'une corde, poursuivi par ses anciens frères d'armes. Pas un méchant homme, mais un être entier, aussi absolu après son revirement qu'avant, un homme qui a été aveuglé par la lumière de Dieu, ne l'oublions pas, et qui ne s'en est jamais vraiment remis. Un esprit brillant, mais sans nuance. Une sorte de fanatique, finalement, dans ce que le mot a de moins péjoratif et de plus dangereux. Un converti sincère, un Vrai Croyant. Si Rodrigo avait vécu en ce temps, il serait peut-être devenu un St Paul.

L'objet que j'ai le plus aimé, dans la boutique où nous avons passé si longtemps, était une hache. Une hache de parade, sombre, au manche en bois, à la lame ajourée, aux ciselures calligraphiées en arabe — délicate et redoutable à la fois. Mais que ferais-je d'une hache? Je l'ai admirée, je la rêve, je l'écrirai peut-être.

Damas vue depuis le Mont Qassioun n'en finit pas de s'étendre. On construit partout. On ne voit pas l'horizon, ni le désert, on a beau dire "C'est la direction d'Alep" ou du Liban, ou de la Jordanie, on ne voit que la ville. Vaste et grise, les immeubles à peine arrêtés dans leurs flots par les courbes des mosquées et les flèches des minarets. Les bâtiments les plus hauts, les plus vastes, les plus visibles, sont les hôtels de luxe. Certains sont Saoudiens. Les Saoudiens, d'après notre guide, sont la corruption personnifiée. Je pense à Pascal. Je me demande ce que les Saoudiens pensent et disent des Syriens.
Le Mont Qassioun est aussi, par tradition, le refuge des amoureux. Je me souviens qu'il en était de même sur les collines d'Athènes, et je me demande s'il y a un sens à cela, s'il n'est pas vain à chercher, trop évident pour être signifiant. Je me demande: quand on aime, on monte donc vers le ciel, au-delà des murs et au-dessus des toits, on regarde le monde d'en haut, on en sort. Facile. Trop. Peut-être simplement parce que les collines sont moins habitées, et que les amoureux naturellement cherchent la solitude.

SYRIE (3) : DAMAS - JAMAIS DE PREMIÈRE PIERRE

Trop. Métiers à tisser le brocart qu'on appelle damassé, avec les fils d'or et jusqu'à 7 autres couleurs, occasion pour un cadeau imprévu. Souffleurs de verre. Marqueterie. Bois de cèdre et de noyer sculpté. Fragments de palais surgi du désert. Motifs sculptés de végétaux, d'oiseaux, de femmes offrant leurs seins, adoptant la pose de la Déesse-Mère, l'ancienne Ishtar. Stèles gravées de quelques-uns des plus anciens alphabets du monde. Sur du basalte, ma première confrontation avec de l'araméen: un traité entre deux rois du Nord, et les punitions appelées sur celui qui se risquerait à rompre ce traité, Que 7 brebis allaitent un agneau et qu'il ne soit pas rassasié, Que 7 vaches allaitent un veau et qu'il ne soit pas rassasié, Que 7 femmes...
Une salle extraordinaire créée et décorée pour les modernes politiciens de la Syrie, avec les artifices des anciens: les fontaines placées là pour que l'écoulement de l'eau décourage les oreilles indiscrètes.
J'en oublie. Forcément. Les mosaïques retraçant les mythes grecs, les fresques de la synagogue reconstituée, Esther, Salomon, les 12 tribus d'Israël (dont celle qui a été perdue), l'Arche d'Alliance.
Ce musée, comme la Syrie, est un melting-pot. Non: certaines choses ne se mélangent pas. Mais une effarante succession de civilisations et de peuples —Assyriens, Nabatéens, Cananéens devenus Phéniciens, Akkadiens, et puis les dynasties arabes —de dieux et de sectes — Ishtar et Anat, les Grecs, les dieux de l'Egypte toute proche, les 173 courants de l'Islam, les chrétiens de toutes obédiences, les Juifs — et tout cela se succède, se recouvre de sable, s'interpénètre, se découvre à nouveau.
Et puis? Le charmeur de serpent perdant connaissance dans un accident de diligence, ses reptiles évadés de leur coffre recouvrant leur maître, pour le protéger, non le tuer — comment ne pas penser encore à Bill?
Loutfi a même cité les Hashishin et Alamut — comment ne pas penser à Héloïse?
Pourtant c'est trop, trop vite.
Il aurait fallu, restant un mois, pouvoir paresser devant chacune des pierres du jardin du musée, devant chaque fontaine rappeler à quel point l'eau est importante et sacrée pour ces civilisations du désert -- car malgré le Croissant Fertile et les efforts d'irrigation, plus de la moitié du territoire syrien est un désert aride.
Il aurait fallu laisser mon esprit suivre les circonvolutions de tous ces serpents, présents sous deux formes, encore les strates du temps: dragon des profondeurs tantôt symbole de la sagesse, tantôt adversaire à abattre.
Lire cette épaisseur-là, Loutfi nous rappelant qu'ici il est impossible de poser, où que ce soit, la première pierre. On ne fait que répéter. La mosquée était une église dédiée à St Jean-Baptiste, qui était un temple de Jupiter, qui était un temple d'Hadad, le dieu sémitique de l'orage. On ne fait que répéter, de trahison en trahison, la défaite d'Ali vaincu par un adversaire rusé qui le convainquit de lever le Coran sur ses armes, laissant Allah décider -- et en profita pour charger. Sunnites et chiites, déjà, avec les filtres infimes et innombrables des parti-pris. Loutfi est Druze, donc chiite.

Ma mère est devenue la spécialiste officielle des taux de change. Le temps se couvre. Ch*** semble avoir assumé le rôle du comic relief, cette fois, et C***, son époux, ironise à coeur joie. Il est presque 13h, et les muezzin ont repris leurs lancinants appels.
La photo du président est sur toutes les façades. Successeur de son père, remplaçant d'un frère à la mort tragique, le président est leur reine d'Angleterre.
Les jeunes gens — surtout les garçons, bien sûr — sont tous vêtus à l'occidentale. On retrouve les grandes marques internationales sur les devantures des magasins. Damas est une capitale. On en oublierait tout le reste, l'eau qui coule dans les cours intérieures, les civilisations accumulées, le désert tout proche et le sang des décapités.

samedi 15 avril 2006

SYRIE (2) : DAMAS - QUAND TROP DE SANG TUE LE SANG

Damascus International Hôtel, Chambre 653. Le soir.
Les hôtels internationaux de centre-ville se ressemblent tous. Nous avons un coffre-fort à code dans la chambre. Je n'ai, bien sûr, rien à y mettre. Au retour, mon bien le plus précieux (parce qu'irremplaçable) sera sans doute ce carnet. Pour l'instant, je n'en ai aucun.
Damas est une immense ville de 4 millions d'habitants, avec taxis jaunes, policiers à sirènes dignes des U.S., minarets éclairés de lumières électriques vertes qui leur donnent une esthétique étrangement manga. Bien sûr, les inscriptions en arabe, les voiles des femmes, le brun des peaux et des cheveux, rappellent que nous avons quitté l'Occident. Partout, la photo du président*, en costume-cravate, étonnamment jeune. Il a moins de 40 ans, nous a déclaré notre guide, Loutfi**, avec fierté. Loutfi a appris le français avec son père, qui l'enseignait à l'époque où la Syrie était sous mandat français. Il connaît le nom de Dominique de Villepin et a une opinion sur le CPE, insiste sur le fait que la Syrie est républicaine, que les rues sont sûres, et les lois sévèrement appliquées.
Le nom de Damas vient de la décapitation de Jean-Baptiste, censée avoir eu lieu ici -- nous sommes bien en terre biblique. Le sang aurait jailli si fort du cou du Baptiste qu'il aurait noyé 70 000 personnes. Damas est la zone recouverte par ce sang. Ce devrait être sinistre, n'est-ce pas, plein de présages significatifs des blessures du Proche-Orient? Je devrais penser: voilà, un lieu de sacrifice, une immense tache indélébile qui imprègne les murs et la terre et les coeurs -- car deux millénaires ne sauraient suffire à éponger une telle marée sanglante, à en effacer les séquelles. Je devrais en sentir le poids sur moi, sur eux, comment peut-on espérer qu'un peuple vive en paix en un tel lieu?
Mais non. Rien de sinistre, ni de pesant, ni de tragique. Peut-être à cause du décor aseptisé et rassurant de l'hôtel, ou de l'optimisme du guide -- ou peut-être parce qu'il y a un niveau où le sang coule à trop grand flot pour impressionner, où le sang devient un artifice ludique à la Kill Bill.
Voilà: la décapitation de Jean le Baptiste filmée par Tarantino, je la vois, avec une sculpturale et hiératique Salomé, et tout ce rouge envahissant l'écran, avant que la moderne Damas ne surgisse.

Tu ne le croiras pas! (C'est extraordinaire comme tu es devenu le destinataire évident de mes carnets de voyage, depuis l'Egypte). Bref, tu ne le croiras pas: quand nous sommes descendus dîner, la première musique que nous avons entendue, au restaurant, était une partie de la BO de Kill Bill.
De la chambre, j'entends les appels incessants des muezzin. Quand Damas dort-elle?

* Bachar el-Assad, fils du célèbre Hafez el-Assad (NdA)
** en fait, vérification faite, Bachar el-Assad est né le 11 septembre (quelle date !) 1965, il va donc sur ses 41 ans (NdA)

SYRIE (1) : UN DÉBUT DÉMUNI

Dans l'avion.
Le voyage commence étrangement.
Parce que j'ai passé la semaine à soigner ma dent et pas à préparer le voyage, et que cette préparation — je ne dis pas préparatifs — me manque.
Je ne dis pas préparatifs parce que je parle surtout de la préparation intérieure, celle qui redispose notre esprit, nos pensées, nos attentes, et leur donne la forme nouvelle du voyage.
Voilà que je pars sans savoir pourquoi.
Sans avoir lu, mais surtout, j'insiste, sans avoir pensé, ni même rêvé. Un voyage doit se penser et se rêver. Un voyage est avant tout un déplacement de la pensée, une percée dans le rêve.
L'avion survole la mer. Où, quelle est cette côte que je vois, je l'ignore.
J'ai du mal à distraire mon esprit de ses préoccupations: ma dent, mon travail, ma dent, mes collègues et élèves, ma dent...

Me souvenir que je pars, entre autres, pour chercher à quoi peuvent ressembler les premières cités de ce monde, pour amasser des images et des mots en vue de ce roman jamais écrit sur la Ville-Etoile et ses neuf vies.
Me souvenir que je voyage dans le temps, vers les origines, aussi au sens mythique et théologique. Je pars vers les terres aux mille strates qui fascineraient Héloïse, vers un pays où l'on trouve le tombeau d'Abel et des dictionnaires d'araméen, un pays envahi par Sargon d'Akkad, une capitale que l'on appelle aussi Assam.
C'est tout. Je n'ai pas d'autres munitions.
Et je ne suis pas sûre que l'instantanéité suffise, je ne suis pas sûre que les villes et les ruines et les paysages puissent féconder un esprit non préparé.