mardi 18 avril 2006

SYRIE (10) - QUAND EST-CE QU'UNE VILLE MEURT ?

Le patio s'est vidé. Ma mère et Ch*** sont allées se coucher, le gardien lui-même se prépare à partir et vient d'arrêter la fontaine. Il vérifie qu'aucun objet n'y a été jeté.
Et je n'ai toujours rien dit de la journée.
Quand est-ce qu'une ville meurt, m'ami? Qu'est-ce qu'une ville morte? Tu vois comme nous rejoignons les préoccupations de mon histoire de Polis aux Neuf Vies. C'est que, vois-tu, on trouve en Syrie 768 de ces villes mortes. Nous en avons traversé deux aujourd'hui — ou plutôt: arpenté deux, aperçu maintes autres.
Mais ce matin, nous nous sommes rendus sur les ruines de la cité d'Urgarit, et celle-ci n'est pas qualifiée de ville morte. Pourtant il s'agit d'un établissement cananéen datant des 8e au 2e millénaires avant Jésus Christ, redécouvert au début du XXe siècle et (très partiellement) déblayé et exploré par les archéologues. Et elle n'est pas morte, cette ville qui fut côtière et capitale, qui abritait un temple…

Pause. Le gardien est venu me raconter sa vie, en anglais. Il s'appelle Muhannad, a 21 ans mais en paraît plus de 30, fait des études d'économie à la fac d'Alep, et se pose diverses questions linguistiques et pratiques sur la façon d'aller étudier en Europe.

…Or donc, Urgarit et son temple de Baal, car c'est bien à ce nom de Baal que j'ai été interrompue tout à l'heure. Je n'en tirerai pas de conclusion hâtive. D'ailleurs, un temple de Dagan, la déesse-lune, y jouxte celui du Dieu au Redoutable Nom. Et puis Baal à Urgarit, comme le sang de Damas et ses 70 000 noyés, est enseveli sous une épaisse et rassurante couche: en l'occurrence, de l'herbe folle, des coquelicots, liserons, et autres pissenlits. Comment craindre un Baal entouré de pissenlits?
C'est aussi à Urgarit que fut découvert l'un des plus anciens alphabets du monde, dont nous avions vu les tablettes au musée de Damas.
Ce n'est donc pas ainsi que meurent les villes. Urgarit est un site archéologique. Al-Bara et Sergilla, elles, sont des villes mortes, deux des 768.
Elles sont, pourtant, beaucoup plus jeunes qu'Urgarit. Ce furent des cités byzantines des IVe au VIe siècles, après Jésus-Christ, cette fois. Elles sont complètement perdues, éparpillées entre Lattaquié et Alep, à l'écart des grands axes routiers. Aucune équipe d'archéologues ne semble s'y intéresser. Est-ce pour cela? Etes-vous mort quand même les spécialistes du très-passé se désintéressent de vous? Pourtant elles sont pleines de vie, ces villes en ruine dont les reliefs émergent cocassement de la végétation. Les troupeaux de moutons y paissent, les olives y gonflent, les fourmis les quadrillent, des terriers y abritent je ne sais quels mammifères, et les jeunes gens des villages voisins viennent y réviser leurs leçons — pour s'éloigner de leurs foyers bruyants ou pour se rapprocher des touristes occidentales, je ne saurais le dire.
Les gens d'Al-Bara (le village moderne et non la ville morte: ils portent le même nom) sont particulièrement beaux. Il paraît que du sang français coule dans leurs veines, alors peut-être sont-ils seulement plus proches des canons esthétiques qui nous sont familiers. Quoi qu'il en soit, les femmes d'Al-Bara, avec leurs visages pleins et leur peau claire, sont réputées pour leur beauté et le méritent. Les jeunes hommes aussi sont beaux, avec une peau plus mate, des traits fins, de ces physiques qu'il est absurdement convenu de qualifier de racés.
Al-Bara et Sergylla sont donc mortes. Les pressoirs d'olives et les églises byzantines, les étranges tombeaux carrés surmontés de pyramides effilées, les thermes, les édifices émergeant des taillis comme une cité perdue d'Amazonie -- tout cela est mort. Parce que leur existence fut trop brève (deux siècles, un papillon à l'échelle des villes) ou leurs seigneurs trop obscurs pour laisser trace dans la mémoire collective? Pourquoi si vastes, pourquoi si nombreuses et si rapprochées, pourquoi si vite bâties et jamais reconstruites?
Il est près de minuit, je n'ai pas encore parlé du château de Saladin ni de Merry et Pippin. Je promets de le faire demain.

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