samedi 15 avril 2006

SYRIE (2) : DAMAS - QUAND TROP DE SANG TUE LE SANG

Damascus International Hôtel, Chambre 653. Le soir.
Les hôtels internationaux de centre-ville se ressemblent tous. Nous avons un coffre-fort à code dans la chambre. Je n'ai, bien sûr, rien à y mettre. Au retour, mon bien le plus précieux (parce qu'irremplaçable) sera sans doute ce carnet. Pour l'instant, je n'en ai aucun.
Damas est une immense ville de 4 millions d'habitants, avec taxis jaunes, policiers à sirènes dignes des U.S., minarets éclairés de lumières électriques vertes qui leur donnent une esthétique étrangement manga. Bien sûr, les inscriptions en arabe, les voiles des femmes, le brun des peaux et des cheveux, rappellent que nous avons quitté l'Occident. Partout, la photo du président*, en costume-cravate, étonnamment jeune. Il a moins de 40 ans, nous a déclaré notre guide, Loutfi**, avec fierté. Loutfi a appris le français avec son père, qui l'enseignait à l'époque où la Syrie était sous mandat français. Il connaît le nom de Dominique de Villepin et a une opinion sur le CPE, insiste sur le fait que la Syrie est républicaine, que les rues sont sûres, et les lois sévèrement appliquées.
Le nom de Damas vient de la décapitation de Jean-Baptiste, censée avoir eu lieu ici -- nous sommes bien en terre biblique. Le sang aurait jailli si fort du cou du Baptiste qu'il aurait noyé 70 000 personnes. Damas est la zone recouverte par ce sang. Ce devrait être sinistre, n'est-ce pas, plein de présages significatifs des blessures du Proche-Orient? Je devrais penser: voilà, un lieu de sacrifice, une immense tache indélébile qui imprègne les murs et la terre et les coeurs -- car deux millénaires ne sauraient suffire à éponger une telle marée sanglante, à en effacer les séquelles. Je devrais en sentir le poids sur moi, sur eux, comment peut-on espérer qu'un peuple vive en paix en un tel lieu?
Mais non. Rien de sinistre, ni de pesant, ni de tragique. Peut-être à cause du décor aseptisé et rassurant de l'hôtel, ou de l'optimisme du guide -- ou peut-être parce qu'il y a un niveau où le sang coule à trop grand flot pour impressionner, où le sang devient un artifice ludique à la Kill Bill.
Voilà: la décapitation de Jean le Baptiste filmée par Tarantino, je la vois, avec une sculpturale et hiératique Salomé, et tout ce rouge envahissant l'écran, avant que la moderne Damas ne surgisse.

Tu ne le croiras pas! (C'est extraordinaire comme tu es devenu le destinataire évident de mes carnets de voyage, depuis l'Egypte). Bref, tu ne le croiras pas: quand nous sommes descendus dîner, la première musique que nous avons entendue, au restaurant, était une partie de la BO de Kill Bill.
De la chambre, j'entends les appels incessants des muezzin. Quand Damas dort-elle?

* Bachar el-Assad, fils du célèbre Hafez el-Assad (NdA)
** en fait, vérification faite, Bachar el-Assad est né le 11 septembre (quelle date !) 1965, il va donc sur ses 41 ans (NdA)

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