vendredi 21 avril 2006

SYRIE (19) - OÙ JE SUIS, EN FIN DE COMPTE, UNE BARBARE

Le soir. A l'hôtel de Damas.
Les appels lancinants du muezzin répercutés par les hauts-parleurs, si fort qu'on croirait la fenêtre ouverte. C'est que je suis fatiguée. Le soleil ardent de ce matin, le long trajet en voiture de cet après-midi, ne valent rien à mes migraines.
A l'approche de Damas, j'ai fermé les yeux, pour la première fois de nos trajets. Je rêvais d'un lit. Je t'écris du lit, à présent, mais sans perspective de repos: nous devrons quitter l'hôtel à 4h15 cette nuit pour nous rendre à l'aéroport.
Je me sens peu de forces pour t'écrire Palmyre, l'immensité du temple de Bel/Baal, les lions encore, surtout l'imposante figure de celui qui occupait autrefois le temple d'al-Llat, la déesse de la guerre et de la paix: un lion abritant une gazelle entre ses pattes. Contraste serein et puissant avec les mosaïques superbes et sauvages du musée d'Apamée, où des félins de toutes races éventraient cerfs et biches avec un réalisme sanglant. Et non dépourvu de beauté. Il y a une barbare en moi, ce n'est pas nouveau.
Loutfi, voyant mon goût des armes blanches, me rappelait que pour chaque arme, si belle fût-elle, il y avait un crime de commis. Au moins. Et il a raison, bien sûr. Je réprouve le crime. Et cependant je ne peux m'empêcher d'aimer les armes, sabres, poignards, haches. Des armes qui éventrent comme les crocs des félins.
Devant la fresque représentant Ulysse démasquant Achille sous son déguisement féminin, je n'ai pu résister à la pensée que j'ai chaque fois que je suis confrontée à cette partie de la légende. Moi aussi j'aurais choisi les armes plutôt que les soieries et les parfums. J'aime les beaux vêtements, le maquillage élégant, la poudre légère et les bains parfumés... mais les armes, ah, les armes, leur appel est bien plus violent en moi, bien plus profond. Je ne suis pas un Achille, ni un travesti, mais j'aurais choisi les armes.
Cependant je n'ai pas acheté le poignard au fourreau incrusté d'os. J'ai préféré l'astrolabe. La science des étoiles plutôt que l'art de la guerre. Je ne suis pas sûre que l'exemple soit signifiant. Les deux m'importent. Les trois, avec la magie des mots et ma quête d'un dictionnaire. Il semble s'agir vraiment d'un Graal, sais-tu, d'un incunable, réservé aux bibliothèques des spécialistes et qu'on n'envisage pas d'en sortir. Je pense que cela t'amusera, d'une certaine façon. Est-ce que ce n'est pas une discrète pierre à l'édifice de quelque paranoïa? Il est donc encore un savoir sacré, un savoir secret, au siècle de la grande vulgarisation? Je ne désarme pas. Loutfi a promis de se renseigner au Centre Culturel Français de Damas. Un historien rencontré a évoqué une spécialiste de ces langues à l'Université de Lille, et C*** assure qu'il y connaît des enseignants, et posera la question.
Et Palmyre, alors? Les villas-tombeaux, les visages martelés des statues (le Coran est iconoclaste, ou du moins certains versets), la délicatesse des ciselures, un carrefour d'influences — babylonienne, égyptienne (ils faisaient venir leur granite d'Assouan! Pardon, j'oublie tes défaillances géographiques. Assouan, vers le milieu du Nil égyptien, à quelque 1300 km de Palmyre), grecque, romaine.
L'orgueil de ce peuple, de sa singularité de palmeraie en plein désert, est allé jusqu'à réactualiser son propre alphabet (une variante de notre araméen) pour lui permettre de rivaliser avec le grec. Toutes les inscriptions de Palmyre sont bilingues.
Et le château arabe, sable sur sable, qui veille sur les ruines magnifiques depuis son promontoire. Aussi d'autres gardiens plus modernes: les avions de chasse syriens qui survolent le site.

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