jeudi 20 avril 2006

SYRIE (16) - DIGRESSIONS ANCIENNES ET MODERNES

Même dans les villes mortes, même au milieu des ruines d'Apamée, le réseau est suffisant pour les téléphones portables. Celui de notre guide sonne régulièrement, dans les endroits les plus reculés. J'ignore ce qu'en pensent les autres, mais j'imagine qu'il est possible de considérer ça comme un viol insoutenable, comme un bris de miroir magique — et de souhaiter sept fois sept ans de malheur au sacrilège. J'imagine, donc une partie de moi le pense sans doute. Mais une autre, plus présente et plus active, s'en amuse et s'en émerveille comme d'une coïncidence miraculeuse de l'évolution. Comme une oeuvre virtuelle et intangible de l'homme moderne qui se superposerait, qui répondrait, à l'oeuvre minérale et pérenne de l'homme ancien.
J'ignore ce qu'en pensent les autres, ai-je écrit. Je me suis souvent posé cette question pendant les longs trajets en voiture, pendant les longs temps de silence — à quoi s'occupe l'esprit des autres? Quand ils ne somnolent pas, à quoi pensent-ils? Composent-ils comme je le fais de longues histoires à épisodes dont ils sont les héros? De quels êtres, de quels souvenirs, de quels rêves les peuplent-ils? Parfois aussi je songe et construis et travaille à un écrit, ou à la campagne d'Ambre.
Je sais que cette interrogation fait écho à maintes discussions, avec Y*** par exemple, qui croit à une différence entre les êtres qui ont une vie intérieure riche, et ne craignent pas de rester longtemps seuls, ou longtemps silencieux, ou longtemps inactifs — et les autres. Je me souviens aussi de Gaiman et de Barbie, et de la certitude optimiste que nous avons TOUS des vies intérieures riches. Mais je mens. Car même Gaiman ne disait pas ça: Ken, lui, n'avait pas une telle vie intérieure.
Mais je songe, songe. Quelquefois, je m'efforce de noter mentalement des idées, pour être sûre de te les écrire le soir. Quelquefois j'en oublie, sûrement. Quelquefois je pense à vous, bien sûr, à vous tous. Et chaque jour je bâtis des histoires plus complexes et plus longues.
Mon cal familier, sur l'annulaire droit, est réapparu. Je tiens toujours aussi mal mon stylo. Et pendant l'année scolaire j'avais perdu l'habitude d'écrire des pages chaque jour, parce que le temps, et l'ordinateur. Habitude aimée, pourtant, et peut-être salutaire.
En Europe je peine à me soustraire à la crainte du dérisoire. Je n'écris que les phrases vraiment nécessaires, ou vraiment importantes (ce sont rarement les mêmes).
En voyage l'échelle change: toute pensée est importante, toute note est nécessaire.
La preuve: je t'ai noyé de poncifs, ce soir, et n'ai pas encore parlé du cordo maximus d'Apamée.

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