mardi 18 avril 2006

SYRIE (9) : NUIT À ALEP

Salah Aldeen Restaurant, en face du château de Saladin, ou de Robert de Saône.
Il y a, ici, deux sortes de noms. Il y a les noms-légions, en dix langues, reflétant les dix propriétaires d'un même lieu. Ces noms-là ne sont que musique, étymologie, ils ne portent pas vraiment d'identité. C'est le cas de ce château. Et puis il y a les lieux qui se réduisent à un nom, les lieux où le nom est l'ultime réceptacle de la mémoire et de l'histoire. C'est le cas de Kadesh, où nous ne sommes pas allés, où personne ne va, parce qu'il n'y reste aucune trace de la mythique bataille entre Ramsès et les Hittites. Rien, sauf le nom. Et combien soudain je comprends Tigane et sa malédiction.

Le soir. Patio de l'hôtel Martini, Alep.
Je n'ai pu écrire avant. Je regrette, bien sûr. Nous avons vu beaucoup de choses, traversé trop de siècles, et maintenant, dans la beauté andalouse de cet hôtel que son nom dessert, avec le bruit de la fontaine — c'est ainsi qu'on guérissait les fous, à Alep, avec de la musique et le bruit de l'eau — je peine à retrouver les impressions de la journée.
Il serait si facile de me perdre dans cette splendeur-là, de passer de Tigane en Al-Rassan et de chanter la beauté des fontaines et des patios, de la lumière d'or sur les pierres, de la marqueterie des fauteuils de repos, des hautes fenêtres aux dentelles de pierre, des joueurs de luth du restaurant, tout à l'heure. Nous sommes vraiment dans l'Andalousie d'avant la Reconquista, et il est si facile d'oublier tout le reste. Nos chambres et le patio qu'elles entourent sont au fond d'une petite rue médiévale, elle aussi de pierre claire, et la fontaine coule sur le marbre, et les murs montent très haut, très haut, pour seulement deux étages, et un grand paravent de marqueterie, de petites tables rondes, un canapé, aussi à haut dossier de marqueterie incrusté de nacre, comme des trônes précieux — en Al-Rassan, l'hôte est un prince. Et la musique de la fontaine. Dans cet écrin, comment se souvenir de la poussière?

Il fait nuit, aussi. Cela ajoute sans doute à l'atmosphère d'Andalousie arabe, subtile, sereine, précieuse. Nous sommes arrivés de nuit à Alep, la deuxième ville de Syrie, et aussitôt, laissant à mes compagnons le soin des bagages et des chambres, je me suis lancée avec Loutfi dans une équipée au pas de course, en quête de l'un de mes Graals, des dictionnaires d'akkadien et d'araméen ancien. Et autant te l'annoncer tout de suite, je ne les ai pas trouvés. On m'a déclaré en écarquillant les yeux que de tels ouvrages n'étaient disponibles que "sur commande" et "très chers". Mais marcher dans les rues d'Alep à la nuit tombée, seule avec mon guide, à la recherche de librairies qu'aucun de nous ne savait situer précisément, était une expérience intéressante. Je me sentais enfin plongée en terre étrangère. Enfin immergée en terre arabe. L'absence des miens, la rareté des Occidentaux dans ces rues, y faisait — mais aussi la nuit. Les boutiques ferment tard ici, entre 9 et 11h du soir, et les rues du centre d'Alep à 9h fourmillaient de vie, d'habitants de tous sexes, de tous âges et de toutes confessions (nous sommes passés devant la "Cathédrale Latine" d'Alep qu'une vieille chrétienne a été ravie de nous indiquer). J'avais l'impression qu'on me regardait moins, alors que j'étais pourtant la seule Occidentale. Comme si, de nuit, seule, loin des sites célèbres, sale, habillée à la diable — je cessais d'être une touriste. Douce illusion, je sais bien. Mais l'impression était là. Et c'est moi, non Loutfi, qui ai finalement repéré les librairies.

Aucun commentaire: