C'est un mythe.
Le krak est de ces forteresses qui fascinent les enfants, préviennent les guides, or je suis, j'espère que je serai toujours, une enfant.
Je me souviens qu'Indiana Jones l'avait visité petit garçon, en compagnie de celui qui n'était pas encore Lawrence d'Arabie.
Indy, Lawrence, Richard (qui n'y est jamais allé bien qu'une tour y porte son nom), Saladin (qui a échoué à le prendre): le Krak est un monument de ma mythologie personnelle. Et, lieu commun, il est dangereux de se confronter à un mythe inscrit dans la réalité. La désillusion nous guette, un sombre avatar du Désespoir, aux miasmes de Banalité, qui s'efforce inlassablement de nous rappeler que notre esprit vieillit comme notre corps, et que nous ne sommes plus des enfants. Elle n'aime rien tant que cela, la Désillusion, et son rire fait voler en éclats nos icônes, sachant que plus jamais nos rêves ne pourront s'y abriter.
Mais pas cette fois.
Au krak, elle était impuissante. La magie de cette forteresse (el Husn, la forteresse, le nom arabe de l'étrange krak, ou crac, ou krac, kurdo-latino-araméen) — la magie de cette forteresse est ancienne et massive. J'avais choisi ce nom, étrange et suggestif, pour la citadelle de ma Polis aux Neuf Vies. J'avais vu juste: la présence massive du krak suffit à le justifier, à suggérer qu'il existe sur plus d'un plan, plus d'un niveau de réalité. Il est trop... là. Les mots s'obstinent à mon esprit comme ils s'entêtaient tout à l'heure, quand je contemplais le krak de l'extérieur pour la première fois, et m'efforçais de le qualifier. Ce sont ces mots, aucune variante possible: le krak est une présence et il est massif.
Ce n'est pas une bête accroupie sur sa butte, prête à bondir, comme d'autres forteresses médiévales. Il est trop minéral pour ça, trop cohérent, trop... massif, oui. D'un seul tenant, comme si les murailles et les tours étaient surgies du même bloc -- avec la grâce incongrue d'un aqueduc qui en dépasserait.
Sais-tu... en marchant dans le krak j'enrageais soudain. Il était devenu insupportable de n'être ni architecte ni arabophone. Ces deux connaissances étaient brusquement les plus précieuses du monde, les seules qui comptaient ici -- et voilà que je ne les possédais pas. Et j'enrageais vraiment de ce manque, des portes qu'il me laissait fermées. Et j'aurais voulu des siècles, oui, pour pouvoir apprendre tout cela. Dans le krak, l'idée de n'être pas vieille d'au moins cinq siècles était presque insoutenable.
Une enfant, disais-je au départ. Et puis: vieille d'au moins cinq siècles.
Je ne suis pas sûre que ce soit un paradoxe. C'est l'entre-ces-deux-âges qui m'agace et m'encombre. Dans le krak, j'aurais peut-être accepté de payer le prix d'Héloïse pour le savoir d'Héloïse. Peut-être.
Mais le soleil alors, renoncerais-tu à sa caresse cuisante sur ta peau? Certains le regrettent tant, dirait Vykos, qu'ils en viennent à rechercher la brûlure du feu sur leur chair, à y éprouver une sorte de plaisir douloureux, à se bander les yeux pour se garder de la peur, et effleurer une flamme ardente, juste pour sentir cela, une seconde, avant la morsure et les cendres. Et il sourirait, et il serait très prêt à m'offrir cette satisfaction, si je le souhaitais. Mais je n'ai pas besoin de flamme, dirais-je, ni de soleil, puisque tes mains sur ma peau sont tout cela, caresse cuisante et brûlure délicieuse et morsure ardente, sans les cendres. Et j'entendrais son rire.
Bien sûr je ne désirais pas vraiment cela. Mais je crois — je crois qu'il y a des identités particulières qui accompagnent des lieux particuliers, je crois que nous changeons selon le décor, je crois que les espaces font ressortir l'une ou l'autre de nos facettes — banalités.
Au krak, donc, il fallait absolument être architecte, arabophone et médiéviste. Et je ne l'étais pas.
Je fus heureuse de constater l'étrange régulation des flots de visiteurs, surtout d'enfants syriens en sortie scolaire, nous sommes un jour de fête nationale, anniversaire de la libération du pays. Dehors, ils étaient partout, courant et saluant et criant et piaillant et se pressant. Mais chaque fois que nous entrions dans une salle (et certaines sont longues de dizaines de mètres), nous étions seuls.
Je te l'ai dit, la magie du krak est ancienne et profonde. Solennelle. Et la solennité de ces vastes absides, des arcs brisés en ogives, des blocs de calcaire si précisément enchâssés dans les voûtes — cette solennité est tissée de silence, de calme, de fraîcheur, d'ombre.
D'ombre, oui. Je suis sûre d'avoir lu quelque part que c'est la lumière qui structure l'espace, en architecture, mais cette évidence m'a sauté au visage, alors que nous marchions des cuisines à une grande salle voûtée. Nous étions plongés dans l'ombre, et à une vingtaine de mètres en avant de nous resurgissait la salle, renaissait la pierre, se dessinaient les ogives, inondées de la lumière du soleil. Sans la lumière, l'espace n'existait pas. C'est la lumière qui arrachait les pierres au néant. Je comprends que presque toutes les religions y aient vu une présence divine. Je me demande, aussi, si un lieu privé de dimensions, un lieu où l'espace s'abolirait, ne devra pas être forcément un lieu de noir absolu, un lieu privé de toute lumière. Je pense à l'Interstice des dragons de Pern, je pense aux trous noirs. Tu sauras me dire, sans doute.
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