samedi 22 avril 2006

SYRIE (21) - QUEUES DE POISSON

Toujours dans le registre politique, je n'ai pas évoqué les traces du régime communiste en Syrie. Elles sont pourtant sensibles, dans l'architecture évidemment (y compris, hélas, dans une certaine idée de la restauration archéologique au bloc-béton) mais aussi dans le discours.
Loutfi n'aime guère les communistes: il est capable, par exemple, en évoquant les trois plus grands écrivains syriens contemporains, de préciser qu'ils sont brillants mais communistes. Il reconnaît cependant (effort de nuance et d'objectivité, Loutfi est rompu à la pensée occidentale) les avantages perdus depuis, surtout pour les classes moyennes en voie de disparition.
Loutfi n'aime pas Aragon, et ce n'est pas parce qu'il est communiste, précise-t-il. Il connaît par coeur quantité de poèmes français, beaucoup plus que moi-même, mais il n'a pas aimé Les Yeux d'Elsa. J'aime tant ce recueil, et la complainte de Richard Coeur-de-Lion:
On aura beau rendre la nuit plus sombre
Un prisonnier peut faire une chanson

Je réalise que je n'ai pas décrit notre guide. Les descriptions m'ennuient. Non pas celles des lieux, même si je n'y brille guère, mais celles des personnes. Et je n'ai pas envie de me lancer ici dans une dissertation sur la nature du portrait. Quelques mots cependant, qui ne sont dictés que par l'adresse au destinataire: toi qui me lis, ami, et ne l'as pas vu. Loutfi paraît une cinquantaine d'années, ses cheveux sont presque blancs, son teint brun, ses yeux sombres, ses dents étrangement gâtées. Il portait toujours, comme notre chauffeur, un pantalon de costume sombre et une chemisette de couleur, souvent bordeaux — rayée bleu et blanc pour le chauffeur. Il a trois filles, étudiantes, et un fils. Il aime à préciser que c'est sa femme, Libanaise, qui a insisté pour avoir un garçon. Il aime à dire aussi que les intégristes "exagèrent", il aime le verbe exagérer, chaque fois que mes compagnons de voyage s'attristaient de croiser certaines de ces femmes, gantées et intégralement voilées de noir, sans même un trou pour les yeux, qu'un(e) parent(e) devait guider dans la rue. Il affirme que les choses se sont aggraver depuis le 11 septembre. Où l'on retrouve les identités meurtrières.
Il est si difficile de démêler cela, m'ami. Loutfi, comme les autres, s'adressait à des touristes français.
Je ne devrais pas m'étonner. En une semaine, sans même parler l'arabe, que puis-je espérer d'autre que gratter la surface? Et quand bien même: ils ont tant l'habitude de voir des Occidentaux, d'accueillir les touristes, que certains procèdent inconsciemment au basculement, selon à qui il s'adresse. Les règles ne sont pas les mêmes pour tous, pour toutes, et cette différence est enracinée dans leurs habitudes. Je comprends pourquoi certains Occidentaux, depuis le XIXe siècle, ont ressenti le besoin de se travestir, de se convertir à l'Islam, pour passer cette frontière. Elle n'a rien d'invisible, la frontière, elle est très palpable et très frustrante, freinant, interrompant toutes nos perceptions et toutes nos recherches. Seul le travestissement, sans doute, peut permettre de la franchir.
Je ne sais plus si j'ai parlé des Turcs, et de la haine que les Syriens continuent de professer pour eux. Bien sûr ils sont des alliés récurrents d'Israël. Bien sûr aussi ils ont occupé la Syrie autrefois. Mais tant de peuples l'ont fait. Quelles traces ont pu laisser les Ottomans, pour conserver une telle aura d'épouvante et de cruauté? Loutfi parle des Turcs comme un Grec du XIXe siècle, comme Victor Hugo, Les Turcs ont passé là. Tout est ruine et deuil./Chio, l'île des vins, n'est plus qu'un sombre écueil...

Et ce carnet est demeuré inachevé. Je voulais le terminer par un poème en araméen, que je n'ai pas eu le temps (ou le talent) de composer. Je le ferai, peut-être.

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