jeudi 20 avril 2006

SYRIE (15) - LINGUISTIQUES

La linguistique est une tournure d'esprit.
Je parle bien peu de langues, en lis à peine plus — surtout à l'aune d'Héloïse — et cependant j'ai cette tournure-là.
Don des langues disent-ils, et dans le mot de don, qu'on le veuille ou non, il y a cette idée vaniteuse d'élection, de miracle, de révélation divine, l'Esprit Saint descendant sur les apôtres à l'Epiphanie. Mais ce n'est rien de tout cela. C'est un bête réflexe mimétique, et une tournure d'esprit. Une façon d'entendre le monde. Je pensais, un de ces jours, à l'histoire dont j'avais eu la première vague idée au Sahara, l'an dernier — je réfléchissais à mes Ecoutants, et songeais que le prétendu don des langues, comme celui de la musique, n'était chez eux qu'un effet secondaire. Un simple ricochet mécanique: ils ont plus d'oreille que d'autres. C'est ce qui fait que je répète les mots d'arabe, ou de n'importe quelle autre langue réelle ou inventée, avec une apparente facilité*. Je ne fais pas exprès.
La tournure d'esprit linguistique, ce n'est pas tout à fait la même chose. C'est le réflexe intellectuel qui m'a fait supposer ce midi que le son /p/ n'existait pas en arabe. Nous venions de voir le nom d'Apamée transcrit Afamée — comme c'était dans un restaurant, sur une carte au demeurant rédigée dans un français approximatif, il y avait maintes explications possibles et maints supports au rire. N'oublions pas Merry et Pippin. Mais effectivement, le son /p/ n'existe pas en arabe, et ils prononcent le nom de la ville avec un /f/.
Un réflexe: comme C*** raisonne en roche-mère, en basalte et calcaire, en rift, en érosion — moi je lis et j'entends le monde dans ses langues. Et j'en parle si peu. Le même regret, la même vieille paresse. Certes je n'ai pas l'âge d'Héloïse, mais c'est une excuse commode à mon laisser-aller.
A propos de mots, écrits mais loin des stèles en langues anciennes que nous avons contemplées: les murs des villes syriennes sont taggés aussi, en arabe bien sûr, ce qui modifie (à mes yeux radicalement) le style des tags. Loutfi, qui est de la vieille école, le déplore. Pas moi. Moi, je ne suis pas éloignée de penser comme Cocteau qu'un mur en a besoin pour vivre et s'ouvrir.
Il y a aussi, bien sûr, les noms et les symboles griffonnés ou gravés dans les sites archéologiques. Horreur. Evidemment. Mais je ne peux m'empêcher de les comprendre, ceux-là qui ont voulu éterniser le présent de leur identité ou de leur amour. N'est-il pas plus profond, plus universel, ce désir-là, que celui de laisser intacts des sites qui d'ailleurs ne le sont jamais, et que nous ne comprenons pas toujours? Je ne ferais pas cela, évidemment — mais du fait de notions très modernes et très superficielles: par civisme. Le civisme pèse bien peu dans les âmes humaines, et infiniment moins que le désir de survivre, de laisser trace, dans les siècles des siècles.
Ils laissent trace, comme les rois et les architectes et les habitants des sites qu'ils visitent.

* C'est ce qui fait que j'ai été la seule à comprendre le nom de Loutfi, à l'écrire spontanément Loutfi, ce qui est, je le saurai plus tard, la transcription officielle. Les autres diront et écriront Ludwig, jusqu'au bout.

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