mercredi 19 avril 2006

SYRIE (13) - ASYMÉTRIES

Nous étions ce matin à St Siméon, le site de la gigantesque église bâtie par les Byzantins autour de la célèbre colonne du Stylite, celle que les légendes exagèrent à plaisir, augmentant sa hauteur, prétendant que l'Ascète Saint y dormait et mangeait.
Il est tard: une chose sur St Siméon, une chose évidente et troublante en même temps, donc importante... l'abside n'en est pas tout à fait droite. Le chœur est légèrement décalé d'un côté. Asymétrie presque choquante à nos yeux de cartésiens obsessionnels, mais au fondement limpide: la forme des églises chrétiennes est calquée sur celle de la Croix, mais sur tous les crucifix Jésus penche la tête de côté — or ce qui importe est le Christ, non la Croix, n'est-ce pas?
Cela m'a semblé magnifique. Les nefs non décalées me décevront sans doute toutes un peu, désormais. Cette tête penchée de Jésus, très humaine, appesantie par la souffrance et l'amertume de l'abandon, ou très divine, portant le poids des fautes des hommes que son sacrifice rachetait; cette tête penchée des crucifiés, émaciée, couronnée d'épines et souvent sillonnée de sang, est certainement l'une des plus violentes images de la religion née de ce sacrifice.
J'aime l'idée qu'elle soit commémorée par cette ancienne et minérale asymétrie.
Il est vrai que l'église St Siméon est tout entière sous le signe de l'asymétrie et du changement. Son ornement privilégié est la feuille d'artichaut courbée par le vent — car Siméon lui-même, affirme Loutfi, était un homme changeant, et que les architectes ont voulu que sa personnalité imprègne et infléchisse le lieu qui lui serait consacré. Mais Loutfi est Druse — peut-être sa propre philosophie, chérissant cette notion de changement et de vent, infléchit-elle aussi sa vision.
Je te l'écris, par souci d'objectivité, ou même par simple réflexe de pensée critique et relativiste — je ne l'ai pas dit. Je ne l'ai pas dit, parce qu'il en aurait été offensé, et parce que l'image était belle. Je suis empathe et poète bien avant d'être scientifique et philosophe. Je me suis éloignée de la science il y a des années, même si certains de mes chemins m'y ramènent et même si certains de ses champs me sont chers — et je n'ai jamais été une philosophe.

Après le repas. Même patio.
La fontaine coule, l'eau qui apaise les fous, tu te souviens? Et justement nous avons visité aujourd'hui le Bimaristan Argun, l'hôpital psychatrique médiéval d'Alep.
Il y a tout un roman à écrire là-dessus, et sur la civilisation capable de bâtir un tel édifice et d'en faire autre chose qu'un monastère ou un palais.
Les fous d'Alep, au XIVe siècle, n'étaient pas considérés comme incurables, à en juger par cette bâtisse conçue comme un cheminement. Première halte, fous dangereux ou hystériques, dans des cellules (au sens monastique plutôt que carcéral) grillagées, autour d'un très petit patio rond surmonté d'un dôme qui laisse entrer un mince jour. Et au fur et à mesure de la guérison, du cheminement, le malade se déplace de patio en patio, les cellules s'ouvrent et perdent leurs grilles, les cours centrales se font plus vastes et plus ovales, surtout la lumière croît avec la taille des ouvertures dans les dômes, et croît aussi la taille des bassin, le jet des fontaines. A l'avant-dernier stade est prévue une petite estrade: les fous se soignent aussi en se mettant en scène, en jouant leur folie, en la chantant et la dansant — ou en écoutant et admirant des musiciens.
Et puis? La grande cour des visiteurs est aussi le dernier stade du pélerinage de la guérison — immense et pourvue d'une vaste scène où ce soir encore viennent tourner les derviches. Après? Une porte mène dehors.
La folie comme une parenthèse dans le monde du dehors, une escale cyclique, au rythme cohérent et rassurant de lumière, d'eau et de jeux. Si le bimaristan était vraiment ainsi, alors il faisait bon être fou à Alep en ce siècle, pour une semaine ou deux.

Aucun commentaire: