dimanche 16 avril 2006

SYRIE (4) : DAMAS - LES AVEUGLES

Le soir, à l'hôtel.
Parler de la secte des Yaziddites, d'après leur fondateur Yazid, l'homme dont il ne faut pas prononcer le nom, l'homme qui a déchiré le Coran. La secte, avec un bizarre bon sens, a choisi d'adorer le Satan plutôt que Dieu qui, étant bon de toute façon, ne saurait nuire aux hommes.
Dire les sourires et les regards sur notre passage. Surtout les fillettes. Les fillettes me regardent toutes, répondent à mes sourires. Pour entrer dans la Mosquée des Omeyyades, les femmes doivent s'envelopper d'un manteau à capuche, semblable à une robe de moine, pour dissimuler leurs cheveux et leur poitrine. Pourtant, même ainsi enveloppées, les fillettes reconnaissaient notre différence et scrutaient nos visages avec curiosité.
Dans la Mosquée aussi le sang a coulé. Les Assassins avaient coutume d'y tuer les califes impies devant la foule, pour que la leçon en soit plus frappante. Alors on a construit une loge surélevée, très protégée, pour les califes. Même si parfois les gardes de la loge étaient eux-mêmes des Assassins, et le sang des khalifes retombait donc malgré tout sur les croyants.
Alors pourquoi, comme hier, ce sang, ces meurtres, ces ténèbres, ne transparaissaient-ils pas? Pourquoi cette immense Mosquée était-elle souriante? Est-ce une espèce de réalité seconde, créée à l'usage des touristes et de leurs perceptions limitées? Dans la Mosquée, les enfants jouaient et chahutaient, pieds nus sur les tapis; les femmes bavardaient, en petits îlots noirs; ceux qui priaient étaient finalement minoritaires.

Le souk. Les rues semi-couvertes envahies de badauds, de clients, de touristes, de commissionnaires poussant des marchandises dans des chariots à bras. Les tas colorés des épices. Les broderies insensées des robes devant lesquelles s'arrêtent des groupes de femmes en noir. Les lames courbes des épées, si souples qu'on peut leur faire décrire un cercle: lame élastique. A nouveau le sang est effacé, secondaire, presque factice. Tout cela n'est qu'un jeu. Que la volonté d'Allah soit faite.
Dans le quartier chrétien, près de la Via Recta (elle n'est plus si droite que ça, mais c'est le chemin de Damas sur lequel Saül de Tarse, frappé par la révélation divine, est devenu aveugle, puis devenu Saint Paul) — dans le quartier chrétien, les femmes ne portent pas le voile, les rues sont moins passantes. Mais aucune autre différence n'est visible: toujours des murs sales, des édifices vétustes. Dans les sous-sols de ces maisons, au temps de St Paul, se creusaient des églises clandestines. Certaines demeurent, avec leurs pierres taillées et leurs étroits escaliers, chantant désormais les louanges de Paul et de ses successeurs, ouvrant des orphelinats, accueillant, quelle ouverture, des enfants de toutes origines, les abritant, nourrissant, éduquant... et les baptisant, bien sûr.
Saint Paul est un homme étrange, dont comme toute femme je me suis toujours un peu méfiée. Je l'imagine, cet officier romain converti, s'échappant des remparts de Damas dans un panier au bout d'une corde, poursuivi par ses anciens frères d'armes. Pas un méchant homme, mais un être entier, aussi absolu après son revirement qu'avant, un homme qui a été aveuglé par la lumière de Dieu, ne l'oublions pas, et qui ne s'en est jamais vraiment remis. Un esprit brillant, mais sans nuance. Une sorte de fanatique, finalement, dans ce que le mot a de moins péjoratif et de plus dangereux. Un converti sincère, un Vrai Croyant. Si Rodrigo avait vécu en ce temps, il serait peut-être devenu un St Paul.

L'objet que j'ai le plus aimé, dans la boutique où nous avons passé si longtemps, était une hache. Une hache de parade, sombre, au manche en bois, à la lame ajourée, aux ciselures calligraphiées en arabe — délicate et redoutable à la fois. Mais que ferais-je d'une hache? Je l'ai admirée, je la rêve, je l'écrirai peut-être.

Damas vue depuis le Mont Qassioun n'en finit pas de s'étendre. On construit partout. On ne voit pas l'horizon, ni le désert, on a beau dire "C'est la direction d'Alep" ou du Liban, ou de la Jordanie, on ne voit que la ville. Vaste et grise, les immeubles à peine arrêtés dans leurs flots par les courbes des mosquées et les flèches des minarets. Les bâtiments les plus hauts, les plus vastes, les plus visibles, sont les hôtels de luxe. Certains sont Saoudiens. Les Saoudiens, d'après notre guide, sont la corruption personnifiée. Je pense à Pascal. Je me demande ce que les Saoudiens pensent et disent des Syriens.
Le Mont Qassioun est aussi, par tradition, le refuge des amoureux. Je me souviens qu'il en était de même sur les collines d'Athènes, et je me demande s'il y a un sens à cela, s'il n'est pas vain à chercher, trop évident pour être signifiant. Je me demande: quand on aime, on monte donc vers le ciel, au-delà des murs et au-dessus des toits, on regarde le monde d'en haut, on en sort. Facile. Trop. Peut-être simplement parce que les collines sont moins habitées, et que les amoureux naturellement cherchent la solitude.

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