dimanche 16 avril 2006

SYRIE (3) : DAMAS - JAMAIS DE PREMIÈRE PIERRE

Trop. Métiers à tisser le brocart qu'on appelle damassé, avec les fils d'or et jusqu'à 7 autres couleurs, occasion pour un cadeau imprévu. Souffleurs de verre. Marqueterie. Bois de cèdre et de noyer sculpté. Fragments de palais surgi du désert. Motifs sculptés de végétaux, d'oiseaux, de femmes offrant leurs seins, adoptant la pose de la Déesse-Mère, l'ancienne Ishtar. Stèles gravées de quelques-uns des plus anciens alphabets du monde. Sur du basalte, ma première confrontation avec de l'araméen: un traité entre deux rois du Nord, et les punitions appelées sur celui qui se risquerait à rompre ce traité, Que 7 brebis allaitent un agneau et qu'il ne soit pas rassasié, Que 7 vaches allaitent un veau et qu'il ne soit pas rassasié, Que 7 femmes...
Une salle extraordinaire créée et décorée pour les modernes politiciens de la Syrie, avec les artifices des anciens: les fontaines placées là pour que l'écoulement de l'eau décourage les oreilles indiscrètes.
J'en oublie. Forcément. Les mosaïques retraçant les mythes grecs, les fresques de la synagogue reconstituée, Esther, Salomon, les 12 tribus d'Israël (dont celle qui a été perdue), l'Arche d'Alliance.
Ce musée, comme la Syrie, est un melting-pot. Non: certaines choses ne se mélangent pas. Mais une effarante succession de civilisations et de peuples —Assyriens, Nabatéens, Cananéens devenus Phéniciens, Akkadiens, et puis les dynasties arabes —de dieux et de sectes — Ishtar et Anat, les Grecs, les dieux de l'Egypte toute proche, les 173 courants de l'Islam, les chrétiens de toutes obédiences, les Juifs — et tout cela se succède, se recouvre de sable, s'interpénètre, se découvre à nouveau.
Et puis? Le charmeur de serpent perdant connaissance dans un accident de diligence, ses reptiles évadés de leur coffre recouvrant leur maître, pour le protéger, non le tuer — comment ne pas penser encore à Bill?
Loutfi a même cité les Hashishin et Alamut — comment ne pas penser à Héloïse?
Pourtant c'est trop, trop vite.
Il aurait fallu, restant un mois, pouvoir paresser devant chacune des pierres du jardin du musée, devant chaque fontaine rappeler à quel point l'eau est importante et sacrée pour ces civilisations du désert -- car malgré le Croissant Fertile et les efforts d'irrigation, plus de la moitié du territoire syrien est un désert aride.
Il aurait fallu laisser mon esprit suivre les circonvolutions de tous ces serpents, présents sous deux formes, encore les strates du temps: dragon des profondeurs tantôt symbole de la sagesse, tantôt adversaire à abattre.
Lire cette épaisseur-là, Loutfi nous rappelant qu'ici il est impossible de poser, où que ce soit, la première pierre. On ne fait que répéter. La mosquée était une église dédiée à St Jean-Baptiste, qui était un temple de Jupiter, qui était un temple d'Hadad, le dieu sémitique de l'orage. On ne fait que répéter, de trahison en trahison, la défaite d'Ali vaincu par un adversaire rusé qui le convainquit de lever le Coran sur ses armes, laissant Allah décider -- et en profita pour charger. Sunnites et chiites, déjà, avec les filtres infimes et innombrables des parti-pris. Loutfi est Druze, donc chiite.

Ma mère est devenue la spécialiste officielle des taux de change. Le temps se couvre. Ch*** semble avoir assumé le rôle du comic relief, cette fois, et C***, son époux, ironise à coeur joie. Il est presque 13h, et les muezzin ont repris leurs lancinants appels.
La photo du président est sur toutes les façades. Successeur de son père, remplaçant d'un frère à la mort tragique, le président est leur reine d'Angleterre.
Les jeunes gens — surtout les garçons, bien sûr — sont tous vêtus à l'occidentale. On retrouve les grandes marques internationales sur les devantures des magasins. Damas est une capitale. On en oublierait tout le reste, l'eau qui coule dans les cours intérieures, les civilisations accumulées, le désert tout proche et le sang des décapités.

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