lundi 25 février 2008

BAVIÈRE (11) – DES LIEUX OÙ L’ON POURRAIT VIVRE : ULM LA VIEILLE

Un charme de même nature opère dans le centre de la vieille cité d’Ulm. Antique université, lieu d’étude et de savoir, lieu de beauté. Les soldats autrichiens qui s’y sont rendus à Napoléon sans combattre ont sûrement été séduits aussi par le lieu, ont peut-être voulu y rester et y vivre, et si la reddition était le prix à payer, Ulm le valait bien.
Pourtant la guerre n’a pas épargné cette cité-là. Elle ne cache pas ses cicatrices : elle annonce que ces maisons ont été bombardées pendant la Seconde Guerre Mondiale, elle dédie cette place à Hans et Sophie Scholl… Ulm a cette grâce et cette sagesse que seule peut détenir une très vieille ville : elle sait avancer, elle sait que les ères se mélangent sans se détruire, que l’art et l’architecture n’en finissent pas d’exister. On y trouve dans la Vieille Ville d’audacieuses pyramides de verre qui côtoient des maisons peintes traditionnelles, des structures métalliques élégantes et des maisons à colombages, autour de la gigantesque cathédrale dont la flèche se lance très haut dans le ciel, visible en tous points de la ville et même depuis l’autoroute. La plus haute du monde — mais Ulm a le record modeste, elle sait que ce n’est pas cela qui importe. Et ce n’est pas cela : ce sont les incroyables gargouilles, toutes différentes de formes de styles et de tailles ; ce sont les statues XIXe, si étonnamment réalistes dans leurs visages et leurs vêtures ; c’est l’extraordinaire abat-voix de bois sculpté qui surmonte la chaire ; c’est le porche majestueux et riche de mille détails ; c’est l’invraisemblable tabernacle ciselé de calcaire et de grès ; ce sont les orgues dont les tuyaux évoquent les ailes d’un ange.

Pourtant il y a cette flèche. Qui monte et monte à n’en plus finir, les 768 marches et retour, d’abord dans de solides tours de pierre, puis de plus en plus épurées, dans la dentelle, suspendue, étroite, filant dans le ciel. Une montée infinie, oui, à paliers, avec même un appartement à mi-hauteur, pourvu d’un mécanisme pour y hisser des paniers. On se demande qui vivait là : des serviteurs de la cathédrale qui y passaient la journée avant de redescendre vers le sol et leurs familles ? Ou des religieux rêvant d’érémitisme, venant méditer entre le Ciel et la Terre ? Est-ce d’un tel appartement qu’il a fallu descendre le grand corps mort de Saint Thomas d’Aquin ? Nous soupirons et admettons qu’alors, oui, Abbon avait du mérite, et que certains moines étaient un peu prompts à se moquer de son exploit.*
Etrangement, la flèche est plus vertigineuse encore vue d’en bas. Du sommet, nous nous penchions vers le sol, toute perspective écrasée, les humains de la même taille que les pigeons. Mais du sol, levant la tête vers la flèche, vers la frêle balustrade qui l’entoure, tout près du sommet, nous sommes stupéfaits de savoir que nous nous sommes tenus là-haut, en plein ciel, et en sommes redescendus (pour nous livrer à de très terrestres appétits et déguster les gâteaux dont j’ai déjà parlé.)

Mais Ulm n’oublie pas sa sagesse. Elle a la plus démesurée des cathédrales, et tout près, un quartier très différent, à échelle humaine, aussi tendrement imparfait que la cathédrale est sublime de majesté. Dans le quartier des pêcheurs, tout de canaux et de maisons à colombages, aux perspectives bizarres, aux angles biscornus, des maisons se dressent de guingois, se penchent au-dessus de l’eau, se tordent vers leurs voisines. On s’émeut, se donne la main, cela n’a rien de Venise ni même d’Amsterdam mais il y a des ponts et des placettes, du lierre et des ruelles, et les Amoureux s’y embrassent comme les maisons.


* cf. Umberto Eco, Le Nom de la Rose dont je parle aussi ici

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