mardi 7 avril 2009

ISTANBUL (6) : TROISIEME MERVEILLE — LA DEMEURE DE L'ANGE

Le soir, dans notre chambre.
Un peu reposés, notamment grâce à un bon repas de plus — nous mangeons délicieusement et Marc prétend qu’il joue cette fois le rôle de mon Hobbit.

Et puis il y eut Ayasofya (Hagia Sophia, Sainte-Sophie, encore une qui porte plusieurs noms, qui tous font sens, tous désignent l’une de ses réalités.)
Nous ne l’avons visitée que cet après-midi : pas hier parce qu’elle est fermée le lundi, pas ce matin parce qu’elle était bouclée pour cause de visite présidentielle.
Finalement Obama nous aura rendu service. Certes les policiers étaient disposés tous les dix mètres depuis son arrivée, et les chauffeurs de taxi, hier soir et ce matin, se désespéraient. Mais par un incroyable coup de chance, nous sommes arrivés près d’Hagia Sophia peu de temps après la réouverture au public. La rumeur ne s’était pas encore répandue, les guides avaient ajusté leur planning de visites, et nous étions — toutes proportions gardées — très peu nombreux dans la basilique. Le miracle n’a pas duré plus longtemps que notre visite : à la sortie, nous avons vu la file d’attente qui s’allongeait sur le trottoir.

Il y eut, donc, Sainte-Sophie. Vous êtes prévenus en sa faveur — vous savez que c’est remarquable, une des merveilles du monde, le joyau de l’Empire byzantin. Vous savez que c’est grand. Après tout, vous avez vu la Mosquée Bleue et quelques-unes de ses sœurs les plus vastes (ce matin même, la belle et sous-estimée « Nouvelle Mosquée »). Ayasofya sera impressionnante aussi, bien sûr, vous n’en doutez pas, mais…
Mais rien ne vous a préparé à ça.
Vous savez que c’est grand — mais voilà que c’est gigantesque. La silhouette extérieure alourdie de contreforts, étalée à l’horizontale, vous avait masqué sa vraie hauteur.
Vous entrez, passez l’exonarthex et le narthex, admirez poliment les jolies mosaïques… et puis vous êtes abasourdi. Muet.
La Mosquée Bleue est sublime mais humaine, à sa façon mystique.
Pas Ayasofya. Celle-ci, je le crois volontiers, est la demeure d’un ange. Certaines légendes font sens, en vérité. Seul un ange peut avoir dicté ces proportions écrasantes et démentes, avoir donné à un empereur, ses architectes, des milliers d’ouvriers, la force et la folie de construire en cinq ans un pareil monument. Et je croyais que Justinien se vantait en proclamant orgueilleusement qu’il avait surpassé Salomon ? Il l’a dépassé, sans conteste, et aussi toute l’humanité.
Ce lieu-là — que je ne sais pas nommer, qui n’est ni Eglise ni Mosquée — ce lieu-là est très au-delà de l’humain. L’humain ne peut qu’y retenir son souffle et n’en pas croire ses yeux. Il a raison, sans doute, de ne pas les croire. L’Ange est là. On raconte, bien sûr, qu’il est remonté au ciel à la veille de la Conquête. Je n’en crois rien. Les Anges n’ont jamais eu de problème avec l’Islam. Si Hagia Sophia continue d’exister, c’est que l’Ange est toujours là. Quatre Seraphim le gardent, chacun pourvu de six ailes, présences étrangères, inhabituelles, encadrant la coupole. L’Ange lui-même (ou elle ?), beau, doré, gracieux, figure toujours sur une mosaïque en partie détruite. Sa présence imprègne l’air, musèle les lèvres, pèse, invisible, sur les cœurs.
Elle seule permet l’impossible. L’existence d’un lieu comme celui-ci. Si ancien. Toujours vivant.
L’or assombri des mosaïques ; les figures de saints et d’empereurs, la gravité du Christ et de Marie ; les délicates ciselures de pierre, plus proches de la dentelle que toutes les métaphores, portant encore avec une absolue netteté le monogramme de Justinien ; la loge XIXe du sultan, adorable, un brin rococo, abritée comme toujours derrière les panneaux ajourés.
Tout cela est beau, admirable, et partout ailleurs exciterait mon admiration. Mais nos regards se portent vers le haut, les voûtes, la colossale masse d’air au-dessus de nos têtes, et les beautés humaines disparaissent face à l’immense étonnement qui nous étreint.
On ne sait pas ce qu’est ce lieu. Le consacrer à Dieu, à la prière, à l’apparat d’une cour impériale — c’est le moins mauvais des choix, le seul praticable. Mais à présent l’Ange est adoré pour lui-même, non plus par ricochet des prières chrétiennes ou musulmanes. Peut-être en est-il heureux. Un Ange pareil compte sûrement parmi ceux qui ont commis le péché d’orgueil.
Quand on monte la rampe qui conduit aux galeries supérieures — une rampe comme un vaste souterrain de forteresse, à l’intérieur de murs titanesques — quand on a la chance, comme nous l’avons eue, d’y être complètement seuls — loin des ors, loin des splendeurs — on entend presque, alors, le battement de Ses ailes.

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