lundi 6 avril 2009

ISTANBUL (2) : GRAND(S) ECART(S)

Albatros Hotel
Qui n’est pas l’hôtel prévu — ce fut la première étonnante déconvenue de notre voyage. Et se fait jour la nécessité d’un choix : le carnet de voyage doit-il se faire diariste amusé de nos Tribulations Stambouliotes, parler du changement d’hôtel, des horaires d’ouverture de Ayasofia, de la venue de Barack Obama en même temps que nous, de la quête pluvieuse d’un mythique restaurant ?
Ou doit-il au contraire se changer en Livre des Merveilles, laissant délibérément de côté ces aléas pour s’efforcer de reproduire, au mieux de sa plume, quelques illuminations ?
Ne me dites pas que l’on peut joindre les deux, passer sans cesse de l’un à l’autre.
Cette ville est déjà un grand écart, de bien des façons. Je ne crois pas pouvoir y ajouter celui des registres.

La première chose qui m’a frappée au débarquement, dans l’aéroport d’Istanbul : un grand panneau annonçant qu’elle serait Ville Européenne de la Culture en 2010. Paradoxe : elle peut recevoir ce titre, mais pas entrer dans l’UE. Je sais : on m’objecterait qu’Istanbul ne peut entrer dans l’UE sans le reste de la Turquie, et que si elle, la Ville des Villes, est incontestablement européenne, les profondeurs de l’Anatolie le sont moins clairement. Et je serai bien embarrassée, ne connaissant pas l’Anatolie.

Je commence, à peine, à connaître Istanbul. Je ne dépasserai jamais cet à peine. Je me demande à quel point on peut connaître Istanbul, l’habiterait-on depuis trente ans.
Toute la journée nous avons discuté cela, mon Amour et moi, posé ces questions auxquelles nous n’avons pas de réponses — pas de bonnes réponses, en tout cas.
Istanbul est-elle européenne ? Est-elle orientale ? Est-elle étrange — j’entends, plus étrange que les autres villes-frontières ? Est-elle même réelle ? Ou impossible — ou réelle en cent lieux superposés — ou plus réelle que bien d’autres lieux ?
Peut-on posséder Istanbul ?
Ses dirigeants et ses habitants n’ont-il pas été d’étranges locataires de la Cité, conscients, pour les plus lucides d’entre eux, qu’ils n’en seraient pas les maîtres, que la Ville restait sa propre maîtresse, les soumettait à sa loi ?
Ainsi, Ali Pasa, découvrant les spectaculaires mosaïques chrétiennes de Saint-Sauveur-in-Chora, n’ordonna-t-il pas de les détruire ni de les remplacer, mais simplement de les recouvrir d’un « léger badigeon », comme s’il cherchait plutôt à les protéger, comme s’il savait qu’un temps viendrait où on désirerait les dévoiler à nouveau.
Ainsi les architectures byzantine et ottomane semblent-elles s’être fondues l’une dans l’autre, basiliques métamorphosées en mosquées et flanquées de minarets ; mosquées imitant les plans des églises byzantines, rivalisant de majesté avec Ayasofia.
Istanbul fait œuvre de récupération. Elle est creuset, vraiment, et change tout ce qui la pénètre en beauté, complexité, démesure. Non : pas démesure. Istanbul connaît les lois des nombres et de l’harmonie.
Deux édifices immenses, massifs, incomparables, peuvent s’y dresser face à face ou côte à côte, et pourtant cela ne devient pas démesuré. Peut-être, en effet, parce qu’elle plie même la réalité à ses lois.

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