mardi 7 avril 2009

ISTANBUL (5) : DEUXIEME MERVEILLE — LA BASILIQUE-CITERNE

Column Bar de l’Hôtel. Ambiance très Agatha Christie.
Nous voilà moulus et rompus par la marche et les visites d’aujourd’hui. Ce carnet a décidément la pire des calligraphies — quelle pitié, en un tel lieu, où les calligraphes furent tenus en si grand honneur, où leur art illumine mosquées et manuscrits. Quel sceau royal chrétien peut égaler les tugra des sultans, en vérité ?

Hier je n’ai parlé que d’une merveille alors que j’en annonçais deux. La seconde… peut-être n’en avez-vous jamais entendu parler. Il s’agit d’un lieu impossible à nommer qui tient de la basilique, de la citerne, du temple païen. Les Ottomans s’étonnaient de voir de vieux habitants pêcher depuis un trou dans leur cave. C’est que le sous-sol de Constantinople abritait cette réserve endormie dans l’ombre, étendue d’eau clapotante d’où jaillissent des centaines de colonnes soutenant les voûtes de briques. Vous n’avez jamais rien vu de tel. En tout cas, je n’avais jamais rien vu de tel, rien vu qui ressemble à cette surnaturelle basilique sans autel et sans prêtres — sinon les gros poissons qui glissent dans ses eaux.
Deux fois engloutie, sous la terre, sous l’eau qui la baigne à mi-hauteur. Très exactement à mi-hauteur : en se penchant, on voit distinctement les colonnes et les voûtes qui se dessinent sous l’eau. Bien trop nettes pour être un reflet. Si Istanbul remet en question nos assurances de réalité, c’est ici que la question se pose avec le plus d’acuité. N’est-ce pas nous qui parcourons l’envers silencieux d’une vraie basilique qui triomphe en dessous ?
Un temple aquatique et chtonien, de ceux qui rappellent les ténèbres primitives et les vieilles forces qui courent sous le monde. Les colonnes suintent d’eau et de temps — elles n’ont pas d’âge ni d’origine, elles ont été récupérées aux quatre coins de l’Empire pour finir leur vie dans cette gloire obscure et secrète. La plupart sont irrégulières, érodées par l’eau ou calcifiées d’excroissances humides. L’une est même entièrement couverte d’yeux sculptés, innombrables dans la pierre blanche. Elles se tiennent là, impossibles à compter, dans toutes les directions — même sous nos pieds — et plongent leurs racines dans un passé si ancien qu’il n’a même plus de nom. Elles viennent de partout : leurs chapiteaux de toutes formes en attestent. Peut-être se parlent-elles dans la nuit, dans le langage musical et liquide des pierres et de l’eau.
Nos yeux plongent dans leur enfilade, s’éteignent dans les ténèbres. Tout au fond, près d’un mur, deux têtes gigantesques gardent le sanctuaire sans dieu. Méduse — femme et serpente, reine des pierres, gardienne terrible et maudite des lieux occultes. Deux têtes de Méduse, au bas de deux colonnes, blocs détachés de quelque temple oublié pour venir remplir ici leur plus longue mission. Elles ne nous regardent pas. Nous ne les intéressons en aucune façon. S’il est un ennemi, il est ailleurs. D’ailleurs on les a placées dans d’autres dimensions : l’une retournée la tête en bas, l’autre à l’horizontale. Dans la réalité qui est la nôtre, les hommes passent comme des reflets, invisibles et aveugles, et n’entendent que le clapotis des gouttes sur l’eau noire.

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