Dans le Pavillon des Reliques (qui porte un autre nom que je suis trop paresseuse pour aller vérifier dans le guide), je n’étais pas à l’aise.
Ç’aurait pourtant dû être drôle : ils ont récupéré des reliques de tout le pourtour de la Méditerranée, en particulier un bol en terre censé être celui d’Abraham, le bâton de Moïse et au moins six poils de barbe du Prophète.
Ou bien ç’aurait pu être mystique et enchanteur, avec l’imam psalmodiant sans interruption des versets du Coran et ses litanies répercutées doucement dans toutes les autres pièces par des haut-parleurs, avec les somptueuses chasses du manteau du Prophète, en particulier un tissage évoquant irrésistiblement le dessin en ithildin de la porte de la Moria.
Mais j’étais mal à l’aise. Je me sentais déplacée, je m’approchais timidement des vitrines, je n’osais pas me frayer un chemin parmi les autres visiteurs (à Topkapi pour la première fois la foule nous a rattrapés).
J’ai mis un moment à identifier la cause de ce malaise.
Voici : je me sentais déplacée, en effet, comme une touriste au milieu de pèlerins sincères. Je crois qu’il y en avait, parmi les visiteurs. Et, oui, regarder ces objets avec amusement ou distante curiosité devenait gênant. C’est avec soulagement que j’ai repassé la porte, retrouvé le soleil et les jardins.
Mes carnets de voyage : Sahara (avril 2005), Syrie (avril 2006), Châteaux de la Loire (avril 2007), Bavière (février 2008), Istanbul (avril 2009)...
jeudi 9 avril 2009
ISTANBUL (9) : LUMIERES DE HAREM
Pour le trésor, je n’en ai jamais vu de si spectaculaire. Des émeraudes et des rubis semés avec profusion, comme s’ils étaient de simples bouts de verre. Un diamant énorme, mystérieusement apparu sur un tas d’ordures et vendu pour trois cuillères à un receleur prudent, qui s’empressa d’aller remettre sa trouvaille au palais. De l’or si jaune qu’il en paraît faux, et choque nos yeux d’Occidentaux.
Pourtant subsiste ce qui fait le sortilège des civilisations musulmanes, l’harmonie de leur architecture. Les fontaines. Les calligraphies. Les mystères et les intrigues du harem, malgré tous les clichés. C’est le harem que nous avons visité en premier, suivant les conseils avisés du guide. Enfilade de couloirs, de cours intérieures, de pièces gracieuses, de hammams, de bains, d’appartements privés, d’espaces publics, une piscine gigantesque — et tout cela fonctionnant en vase clos comme une miniature d’univers. Qu’il devait être facile, dangereusement facile, de s’y habituer. De restreindre ses perceptions, ses ambitions, ses questions, à cet univers-là, complet à sa manière. D’oublier tout ce qui existe à l’extérieur de ces murs et de passer toute une vie dans cet écrin. Pas une vie vide. Une vie vibrante de passions, d’angoisses, de calculs, de désirs. Un danger terrible, je crois : l’enfermement intérieur. Les romans parlent trop souvent des autres, celles et ceux qui rêvent du dehors, de voyage, de liberté. Mais je crois que la majorité n’est pas ainsi : l’être humain est si terriblement adaptable.
Et un monde clos, réglé, hiérarchisé, rythmé, un monde de murs frais et de faïences bleues, de fenêtres barrées de volets ajourés — la facilité était sans doute de le faire sien.
J’aime, dans les hammams de tous les palais, la lumière qui les inonde, traversant le plafond par de petits carreaux de verre épais artistement disposés en motifs géométrique. Lumière diffuse et flatteuse, mais très harmonieusement répartie — inondant la pièce de clarté, vraiment.
Pourtant subsiste ce qui fait le sortilège des civilisations musulmanes, l’harmonie de leur architecture. Les fontaines. Les calligraphies. Les mystères et les intrigues du harem, malgré tous les clichés. C’est le harem que nous avons visité en premier, suivant les conseils avisés du guide. Enfilade de couloirs, de cours intérieures, de pièces gracieuses, de hammams, de bains, d’appartements privés, d’espaces publics, une piscine gigantesque — et tout cela fonctionnant en vase clos comme une miniature d’univers. Qu’il devait être facile, dangereusement facile, de s’y habituer. De restreindre ses perceptions, ses ambitions, ses questions, à cet univers-là, complet à sa manière. D’oublier tout ce qui existe à l’extérieur de ces murs et de passer toute une vie dans cet écrin. Pas une vie vide. Une vie vibrante de passions, d’angoisses, de calculs, de désirs. Un danger terrible, je crois : l’enfermement intérieur. Les romans parlent trop souvent des autres, celles et ceux qui rêvent du dehors, de voyage, de liberté. Mais je crois que la majorité n’est pas ainsi : l’être humain est si terriblement adaptable.
Et un monde clos, réglé, hiérarchisé, rythmé, un monde de murs frais et de faïences bleues, de fenêtres barrées de volets ajourés — la facilité était sans doute de le faire sien.
J’aime, dans les hammams de tous les palais, la lumière qui les inonde, traversant le plafond par de petits carreaux de verre épais artistement disposés en motifs géométrique. Lumière diffuse et flatteuse, mais très harmonieusement répartie — inondant la pièce de clarté, vraiment.
ISTANBUL (8) : DES STEPPES AUX JARDINS
Mon Amour estime que l’étonnant palais de Topkapi évoque l’habitat de nomades soudain sédentarisés. Quelque chose comme des tentes construites en dur (en marbre, même, assez souvent) dressées autour d’espaces ouverts — des cours et des jardins en place de steppes, certes, mais le ciel très présent malgré tout. Des éléments de bois qui nous étonnent, très apparents, aussi travaillés que le marbre (les maisons bourgeoises traditionnelles d’Istanbul sont en bois elles aussi, peintes de couleurs vives).
Peut-être en effet faut-il le garder en mémoire. Comme le père de Jehane lui rappelait en parlant des Asharites : « Souviens-toi qu’ils viennent du désert. »
Se souvenir qu’ils viennent des steppes de l’Est, et qu’ils étaient nomades. Certains restaurants et certains cafés affectent une telle décoration proche de celle des yourtes, poutres de bois sombres, toits et mobiliers aisément démontables.
Mais les Ottomans sont bien plus que cela. Certes le palais de Topkapi est un grand complexe de bâtiments et de jardins plutôt qu’un palais à l’occidentale, comme l’était autrefois le Palais byzantin. Les bâtiments conservent une taille humaine, on passe de l’un à l’autre par des cours ou des jardins très fleuris — les Ottomans aimaient tant les tulipes — il semble que le printemps soit enfin venu, du moins à Istanbul. Nous avons particulièrement aimé que la bibliothèque soit un édifice isolé, au milieu d’un jardin.
Mais les Ottomans n’ont pas attendu Dolmabahçe pour aimer le luxe et la démesure, ni pour s’inspirer de l’Occident : les portraits de sultans étaient commandés à Venise, à l’école de Véronèse, bien avant que les sultans abandonnent les épais caftans cérémoniels pour les étroits pantalons gris et les vestes militaires d’Occident.
Quant à leur sens des proportions, je soupçonne qu’il a été faussé par leur accoutumance à Ayasofya. Ils voient grand. Très grand. Et avec beaucoup de colonnes. On ne peut pas leur en vouloir.
Peut-être en effet faut-il le garder en mémoire. Comme le père de Jehane lui rappelait en parlant des Asharites : « Souviens-toi qu’ils viennent du désert. »
Se souvenir qu’ils viennent des steppes de l’Est, et qu’ils étaient nomades. Certains restaurants et certains cafés affectent une telle décoration proche de celle des yourtes, poutres de bois sombres, toits et mobiliers aisément démontables.
Mais les Ottomans sont bien plus que cela. Certes le palais de Topkapi est un grand complexe de bâtiments et de jardins plutôt qu’un palais à l’occidentale, comme l’était autrefois le Palais byzantin. Les bâtiments conservent une taille humaine, on passe de l’un à l’autre par des cours ou des jardins très fleuris — les Ottomans aimaient tant les tulipes — il semble que le printemps soit enfin venu, du moins à Istanbul. Nous avons particulièrement aimé que la bibliothèque soit un édifice isolé, au milieu d’un jardin.
Mais les Ottomans n’ont pas attendu Dolmabahçe pour aimer le luxe et la démesure, ni pour s’inspirer de l’Occident : les portraits de sultans étaient commandés à Venise, à l’école de Véronèse, bien avant que les sultans abandonnent les épais caftans cérémoniels pour les étroits pantalons gris et les vestes militaires d’Occident.
Quant à leur sens des proportions, je soupçonne qu’il a été faussé par leur accoutumance à Ayasofya. Ils voient grand. Très grand. Et avec beaucoup de colonnes. On ne peut pas leur en vouloir.
mercredi 8 avril 2009
ISTANBUL (7) : COMMENT ARRIVER A ISTANBUL ?
Dans notre chambre (je n’ai pas dit qu’elle était rose et kitsch), après l’épisode de la Porte Verrouillée et celui du Restaurant Mythique (II le Retour).
Comment arriver à Istanbul ?
Bien sûr, vous penserez à l’Orient-Express et à tous les mythes qu’il transporte. Et de fait la gare à laquelle il aboutit est une merveille, un adorable exemple de la façon dont l’Orient stambouliote, en feignant d’imiter l’Occident (ou en le croyant peut-être très sincèrement), le transfigure. La gare est rose. Et contrairement à notre chambre, cela ne la rend pas kitsch.
Quoi qu’il en soit, arriver par l’Orient-Express est sûrement merveilleux, mais pour entrer dans Istanbul une voie surpasse toutes les autres : la mer.
Cela ne vous coûtera qu’une livre quarante (moins d’un euro) par personne et un petit détour. Rendez-vous par le moyen de votre choix sur la rive asiatique. A l’embarcadère de Harem, prenez un ferry pour Eminönü. Le jeton est une minuscule obole pour un passeur plus spectaculaire que Charon lui-même. Et c’est tout. Placez-vous en proue, sur le pont supérieur. Regardez.
Si vous avez la même chance que nous, le soleil sera en train de descendre à l’horizon, juste derrière la ville, dans une brume légère qui estompe les contrastes, voile la modernité et change Istanbul en une ombre chinoise qui pourrait appartenir à n’importe lequel de ses âges. Vous traversez le Bosphore et une ville titanesque s’étend devant vous, glorieuse, infinie. Byzance peut-être. Ou Constantinople.
Non : la signature des sultans ottomans est bien là, la tughra de la ville elle-même comme de toute cité du Prophète : les innombrables minarets qui jaillissent au-dessus de son horizon, plus minces et plus hauts que tout le reste, malgré les sept collines de toute cité qui se respecte, malgré la silhouette si reconnaissable de la tour de Galata, champignon médiéval et insolite surgissant de Beyoglu.
Les bateaux plus petits se dispersent devant le vôtre à grands renforts de trompe sonore. Ai-je dit déjà la multitude de ces bateaux, de tous âges et de toutes tailles, immenses pétroliers, petites embarcations de pêcheurs pareilles aux barcasses du Vieux Port de Marseille, bâtiments rouillés aux silhouettes archaïques, modernes ferries immaculés. Certains jours, certaines heures, quand ils sont nombreux à attendre, immobiles, l’autorisation de passer le détroit, le Bosphore ressemble à quelque cimetière marin suspendu entre les époques.
Pourtant le doute persiste. Vous vous frayez un chemin à l’embouchure de la Corne d’Or. Vous pensez, forcément, aux Grecs, à l’évidence miraculeuse de ce site. La cité ici était une évidence, une nécessité.
En arrivant par le Bosphore, vous touchez à la légende. Vous voyez les strates accumulées du temps, le port qui fonde tout, la silhouette d’Hagia Sophia, la grâce du palais de Topkapi, l’immensité de la ville moderne, le pont qui défie le passé et surplombe le Bosphore, frêle et miraculeuse passerelle, à peine visible à travers le détroit. Les lances des minarets et celles des buildings. Vous voyez les coupoles des mosquées, érigées à dessein sur les berges de la Corne d’Or. Vous voyez même les grilles blanches de Dolmabahçe, le palais des derniers sultans et du premier Président.
Comment arriver à Istanbul ?
Bien sûr, vous penserez à l’Orient-Express et à tous les mythes qu’il transporte. Et de fait la gare à laquelle il aboutit est une merveille, un adorable exemple de la façon dont l’Orient stambouliote, en feignant d’imiter l’Occident (ou en le croyant peut-être très sincèrement), le transfigure. La gare est rose. Et contrairement à notre chambre, cela ne la rend pas kitsch.
Quoi qu’il en soit, arriver par l’Orient-Express est sûrement merveilleux, mais pour entrer dans Istanbul une voie surpasse toutes les autres : la mer.
Cela ne vous coûtera qu’une livre quarante (moins d’un euro) par personne et un petit détour. Rendez-vous par le moyen de votre choix sur la rive asiatique. A l’embarcadère de Harem, prenez un ferry pour Eminönü. Le jeton est une minuscule obole pour un passeur plus spectaculaire que Charon lui-même. Et c’est tout. Placez-vous en proue, sur le pont supérieur. Regardez.
Si vous avez la même chance que nous, le soleil sera en train de descendre à l’horizon, juste derrière la ville, dans une brume légère qui estompe les contrastes, voile la modernité et change Istanbul en une ombre chinoise qui pourrait appartenir à n’importe lequel de ses âges. Vous traversez le Bosphore et une ville titanesque s’étend devant vous, glorieuse, infinie. Byzance peut-être. Ou Constantinople.
Non : la signature des sultans ottomans est bien là, la tughra de la ville elle-même comme de toute cité du Prophète : les innombrables minarets qui jaillissent au-dessus de son horizon, plus minces et plus hauts que tout le reste, malgré les sept collines de toute cité qui se respecte, malgré la silhouette si reconnaissable de la tour de Galata, champignon médiéval et insolite surgissant de Beyoglu.
Les bateaux plus petits se dispersent devant le vôtre à grands renforts de trompe sonore. Ai-je dit déjà la multitude de ces bateaux, de tous âges et de toutes tailles, immenses pétroliers, petites embarcations de pêcheurs pareilles aux barcasses du Vieux Port de Marseille, bâtiments rouillés aux silhouettes archaïques, modernes ferries immaculés. Certains jours, certaines heures, quand ils sont nombreux à attendre, immobiles, l’autorisation de passer le détroit, le Bosphore ressemble à quelque cimetière marin suspendu entre les époques.
Pourtant le doute persiste. Vous vous frayez un chemin à l’embouchure de la Corne d’Or. Vous pensez, forcément, aux Grecs, à l’évidence miraculeuse de ce site. La cité ici était une évidence, une nécessité.
En arrivant par le Bosphore, vous touchez à la légende. Vous voyez les strates accumulées du temps, le port qui fonde tout, la silhouette d’Hagia Sophia, la grâce du palais de Topkapi, l’immensité de la ville moderne, le pont qui défie le passé et surplombe le Bosphore, frêle et miraculeuse passerelle, à peine visible à travers le détroit. Les lances des minarets et celles des buildings. Vous voyez les coupoles des mosquées, érigées à dessein sur les berges de la Corne d’Or. Vous voyez même les grilles blanches de Dolmabahçe, le palais des derniers sultans et du premier Président.
mardi 7 avril 2009
ISTANBUL (6) : TROISIEME MERVEILLE — LA DEMEURE DE L'ANGE
Le soir, dans notre chambre.
Un peu reposés, notamment grâce à un bon repas de plus — nous mangeons délicieusement et Marc prétend qu’il joue cette fois le rôle de mon Hobbit.
Et puis il y eut Ayasofya (Hagia Sophia, Sainte-Sophie, encore une qui porte plusieurs noms, qui tous font sens, tous désignent l’une de ses réalités.)
Nous ne l’avons visitée que cet après-midi : pas hier parce qu’elle est fermée le lundi, pas ce matin parce qu’elle était bouclée pour cause de visite présidentielle.
Finalement Obama nous aura rendu service. Certes les policiers étaient disposés tous les dix mètres depuis son arrivée, et les chauffeurs de taxi, hier soir et ce matin, se désespéraient. Mais par un incroyable coup de chance, nous sommes arrivés près d’Hagia Sophia peu de temps après la réouverture au public. La rumeur ne s’était pas encore répandue, les guides avaient ajusté leur planning de visites, et nous étions — toutes proportions gardées — très peu nombreux dans la basilique. Le miracle n’a pas duré plus longtemps que notre visite : à la sortie, nous avons vu la file d’attente qui s’allongeait sur le trottoir.
Il y eut, donc, Sainte-Sophie. Vous êtes prévenus en sa faveur — vous savez que c’est remarquable, une des merveilles du monde, le joyau de l’Empire byzantin. Vous savez que c’est grand. Après tout, vous avez vu la Mosquée Bleue et quelques-unes de ses sœurs les plus vastes (ce matin même, la belle et sous-estimée « Nouvelle Mosquée »). Ayasofya sera impressionnante aussi, bien sûr, vous n’en doutez pas, mais…
Mais rien ne vous a préparé à ça.
Vous savez que c’est grand — mais voilà que c’est gigantesque. La silhouette extérieure alourdie de contreforts, étalée à l’horizontale, vous avait masqué sa vraie hauteur.
Vous entrez, passez l’exonarthex et le narthex, admirez poliment les jolies mosaïques… et puis vous êtes abasourdi. Muet.
La Mosquée Bleue est sublime mais humaine, à sa façon mystique.
Pas Ayasofya. Celle-ci, je le crois volontiers, est la demeure d’un ange. Certaines légendes font sens, en vérité. Seul un ange peut avoir dicté ces proportions écrasantes et démentes, avoir donné à un empereur, ses architectes, des milliers d’ouvriers, la force et la folie de construire en cinq ans un pareil monument. Et je croyais que Justinien se vantait en proclamant orgueilleusement qu’il avait surpassé Salomon ? Il l’a dépassé, sans conteste, et aussi toute l’humanité.
Ce lieu-là — que je ne sais pas nommer, qui n’est ni Eglise ni Mosquée — ce lieu-là est très au-delà de l’humain. L’humain ne peut qu’y retenir son souffle et n’en pas croire ses yeux. Il a raison, sans doute, de ne pas les croire. L’Ange est là. On raconte, bien sûr, qu’il est remonté au ciel à la veille de la Conquête. Je n’en crois rien. Les Anges n’ont jamais eu de problème avec l’Islam. Si Hagia Sophia continue d’exister, c’est que l’Ange est toujours là. Quatre Seraphim le gardent, chacun pourvu de six ailes, présences étrangères, inhabituelles, encadrant la coupole. L’Ange lui-même (ou elle ?), beau, doré, gracieux, figure toujours sur une mosaïque en partie détruite. Sa présence imprègne l’air, musèle les lèvres, pèse, invisible, sur les cœurs.
Elle seule permet l’impossible. L’existence d’un lieu comme celui-ci. Si ancien. Toujours vivant.
L’or assombri des mosaïques ; les figures de saints et d’empereurs, la gravité du Christ et de Marie ; les délicates ciselures de pierre, plus proches de la dentelle que toutes les métaphores, portant encore avec une absolue netteté le monogramme de Justinien ; la loge XIXe du sultan, adorable, un brin rococo, abritée comme toujours derrière les panneaux ajourés.
Tout cela est beau, admirable, et partout ailleurs exciterait mon admiration. Mais nos regards se portent vers le haut, les voûtes, la colossale masse d’air au-dessus de nos têtes, et les beautés humaines disparaissent face à l’immense étonnement qui nous étreint.
On ne sait pas ce qu’est ce lieu. Le consacrer à Dieu, à la prière, à l’apparat d’une cour impériale — c’est le moins mauvais des choix, le seul praticable. Mais à présent l’Ange est adoré pour lui-même, non plus par ricochet des prières chrétiennes ou musulmanes. Peut-être en est-il heureux. Un Ange pareil compte sûrement parmi ceux qui ont commis le péché d’orgueil.
Quand on monte la rampe qui conduit aux galeries supérieures — une rampe comme un vaste souterrain de forteresse, à l’intérieur de murs titanesques — quand on a la chance, comme nous l’avons eue, d’y être complètement seuls — loin des ors, loin des splendeurs — on entend presque, alors, le battement de Ses ailes.
Un peu reposés, notamment grâce à un bon repas de plus — nous mangeons délicieusement et Marc prétend qu’il joue cette fois le rôle de mon Hobbit.
Et puis il y eut Ayasofya (Hagia Sophia, Sainte-Sophie, encore une qui porte plusieurs noms, qui tous font sens, tous désignent l’une de ses réalités.)
Nous ne l’avons visitée que cet après-midi : pas hier parce qu’elle est fermée le lundi, pas ce matin parce qu’elle était bouclée pour cause de visite présidentielle.
Finalement Obama nous aura rendu service. Certes les policiers étaient disposés tous les dix mètres depuis son arrivée, et les chauffeurs de taxi, hier soir et ce matin, se désespéraient. Mais par un incroyable coup de chance, nous sommes arrivés près d’Hagia Sophia peu de temps après la réouverture au public. La rumeur ne s’était pas encore répandue, les guides avaient ajusté leur planning de visites, et nous étions — toutes proportions gardées — très peu nombreux dans la basilique. Le miracle n’a pas duré plus longtemps que notre visite : à la sortie, nous avons vu la file d’attente qui s’allongeait sur le trottoir.
Il y eut, donc, Sainte-Sophie. Vous êtes prévenus en sa faveur — vous savez que c’est remarquable, une des merveilles du monde, le joyau de l’Empire byzantin. Vous savez que c’est grand. Après tout, vous avez vu la Mosquée Bleue et quelques-unes de ses sœurs les plus vastes (ce matin même, la belle et sous-estimée « Nouvelle Mosquée »). Ayasofya sera impressionnante aussi, bien sûr, vous n’en doutez pas, mais…
Mais rien ne vous a préparé à ça.
Vous savez que c’est grand — mais voilà que c’est gigantesque. La silhouette extérieure alourdie de contreforts, étalée à l’horizontale, vous avait masqué sa vraie hauteur.
Vous entrez, passez l’exonarthex et le narthex, admirez poliment les jolies mosaïques… et puis vous êtes abasourdi. Muet.
La Mosquée Bleue est sublime mais humaine, à sa façon mystique.
Pas Ayasofya. Celle-ci, je le crois volontiers, est la demeure d’un ange. Certaines légendes font sens, en vérité. Seul un ange peut avoir dicté ces proportions écrasantes et démentes, avoir donné à un empereur, ses architectes, des milliers d’ouvriers, la force et la folie de construire en cinq ans un pareil monument. Et je croyais que Justinien se vantait en proclamant orgueilleusement qu’il avait surpassé Salomon ? Il l’a dépassé, sans conteste, et aussi toute l’humanité.
Ce lieu-là — que je ne sais pas nommer, qui n’est ni Eglise ni Mosquée — ce lieu-là est très au-delà de l’humain. L’humain ne peut qu’y retenir son souffle et n’en pas croire ses yeux. Il a raison, sans doute, de ne pas les croire. L’Ange est là. On raconte, bien sûr, qu’il est remonté au ciel à la veille de la Conquête. Je n’en crois rien. Les Anges n’ont jamais eu de problème avec l’Islam. Si Hagia Sophia continue d’exister, c’est que l’Ange est toujours là. Quatre Seraphim le gardent, chacun pourvu de six ailes, présences étrangères, inhabituelles, encadrant la coupole. L’Ange lui-même (ou elle ?), beau, doré, gracieux, figure toujours sur une mosaïque en partie détruite. Sa présence imprègne l’air, musèle les lèvres, pèse, invisible, sur les cœurs.
Elle seule permet l’impossible. L’existence d’un lieu comme celui-ci. Si ancien. Toujours vivant.
L’or assombri des mosaïques ; les figures de saints et d’empereurs, la gravité du Christ et de Marie ; les délicates ciselures de pierre, plus proches de la dentelle que toutes les métaphores, portant encore avec une absolue netteté le monogramme de Justinien ; la loge XIXe du sultan, adorable, un brin rococo, abritée comme toujours derrière les panneaux ajourés.
Tout cela est beau, admirable, et partout ailleurs exciterait mon admiration. Mais nos regards se portent vers le haut, les voûtes, la colossale masse d’air au-dessus de nos têtes, et les beautés humaines disparaissent face à l’immense étonnement qui nous étreint.
On ne sait pas ce qu’est ce lieu. Le consacrer à Dieu, à la prière, à l’apparat d’une cour impériale — c’est le moins mauvais des choix, le seul praticable. Mais à présent l’Ange est adoré pour lui-même, non plus par ricochet des prières chrétiennes ou musulmanes. Peut-être en est-il heureux. Un Ange pareil compte sûrement parmi ceux qui ont commis le péché d’orgueil.
Quand on monte la rampe qui conduit aux galeries supérieures — une rampe comme un vaste souterrain de forteresse, à l’intérieur de murs titanesques — quand on a la chance, comme nous l’avons eue, d’y être complètement seuls — loin des ors, loin des splendeurs — on entend presque, alors, le battement de Ses ailes.
ISTANBUL (5) : DEUXIEME MERVEILLE — LA BASILIQUE-CITERNE
Column Bar de l’Hôtel. Ambiance très Agatha Christie.
Nous voilà moulus et rompus par la marche et les visites d’aujourd’hui. Ce carnet a décidément la pire des calligraphies — quelle pitié, en un tel lieu, où les calligraphes furent tenus en si grand honneur, où leur art illumine mosquées et manuscrits. Quel sceau royal chrétien peut égaler les tugra des sultans, en vérité ?
Hier je n’ai parlé que d’une merveille alors que j’en annonçais deux. La seconde… peut-être n’en avez-vous jamais entendu parler. Il s’agit d’un lieu impossible à nommer qui tient de la basilique, de la citerne, du temple païen. Les Ottomans s’étonnaient de voir de vieux habitants pêcher depuis un trou dans leur cave. C’est que le sous-sol de Constantinople abritait cette réserve endormie dans l’ombre, étendue d’eau clapotante d’où jaillissent des centaines de colonnes soutenant les voûtes de briques. Vous n’avez jamais rien vu de tel. En tout cas, je n’avais jamais rien vu de tel, rien vu qui ressemble à cette surnaturelle basilique sans autel et sans prêtres — sinon les gros poissons qui glissent dans ses eaux.
Deux fois engloutie, sous la terre, sous l’eau qui la baigne à mi-hauteur. Très exactement à mi-hauteur : en se penchant, on voit distinctement les colonnes et les voûtes qui se dessinent sous l’eau. Bien trop nettes pour être un reflet. Si Istanbul remet en question nos assurances de réalité, c’est ici que la question se pose avec le plus d’acuité. N’est-ce pas nous qui parcourons l’envers silencieux d’une vraie basilique qui triomphe en dessous ?
Un temple aquatique et chtonien, de ceux qui rappellent les ténèbres primitives et les vieilles forces qui courent sous le monde. Les colonnes suintent d’eau et de temps — elles n’ont pas d’âge ni d’origine, elles ont été récupérées aux quatre coins de l’Empire pour finir leur vie dans cette gloire obscure et secrète. La plupart sont irrégulières, érodées par l’eau ou calcifiées d’excroissances humides. L’une est même entièrement couverte d’yeux sculptés, innombrables dans la pierre blanche. Elles se tiennent là, impossibles à compter, dans toutes les directions — même sous nos pieds — et plongent leurs racines dans un passé si ancien qu’il n’a même plus de nom. Elles viennent de partout : leurs chapiteaux de toutes formes en attestent. Peut-être se parlent-elles dans la nuit, dans le langage musical et liquide des pierres et de l’eau.
Nos yeux plongent dans leur enfilade, s’éteignent dans les ténèbres. Tout au fond, près d’un mur, deux têtes gigantesques gardent le sanctuaire sans dieu. Méduse — femme et serpente, reine des pierres, gardienne terrible et maudite des lieux occultes. Deux têtes de Méduse, au bas de deux colonnes, blocs détachés de quelque temple oublié pour venir remplir ici leur plus longue mission. Elles ne nous regardent pas. Nous ne les intéressons en aucune façon. S’il est un ennemi, il est ailleurs. D’ailleurs on les a placées dans d’autres dimensions : l’une retournée la tête en bas, l’autre à l’horizontale. Dans la réalité qui est la nôtre, les hommes passent comme des reflets, invisibles et aveugles, et n’entendent que le clapotis des gouttes sur l’eau noire.
Nous voilà moulus et rompus par la marche et les visites d’aujourd’hui. Ce carnet a décidément la pire des calligraphies — quelle pitié, en un tel lieu, où les calligraphes furent tenus en si grand honneur, où leur art illumine mosquées et manuscrits. Quel sceau royal chrétien peut égaler les tugra des sultans, en vérité ?
Hier je n’ai parlé que d’une merveille alors que j’en annonçais deux. La seconde… peut-être n’en avez-vous jamais entendu parler. Il s’agit d’un lieu impossible à nommer qui tient de la basilique, de la citerne, du temple païen. Les Ottomans s’étonnaient de voir de vieux habitants pêcher depuis un trou dans leur cave. C’est que le sous-sol de Constantinople abritait cette réserve endormie dans l’ombre, étendue d’eau clapotante d’où jaillissent des centaines de colonnes soutenant les voûtes de briques. Vous n’avez jamais rien vu de tel. En tout cas, je n’avais jamais rien vu de tel, rien vu qui ressemble à cette surnaturelle basilique sans autel et sans prêtres — sinon les gros poissons qui glissent dans ses eaux.
Deux fois engloutie, sous la terre, sous l’eau qui la baigne à mi-hauteur. Très exactement à mi-hauteur : en se penchant, on voit distinctement les colonnes et les voûtes qui se dessinent sous l’eau. Bien trop nettes pour être un reflet. Si Istanbul remet en question nos assurances de réalité, c’est ici que la question se pose avec le plus d’acuité. N’est-ce pas nous qui parcourons l’envers silencieux d’une vraie basilique qui triomphe en dessous ?
Un temple aquatique et chtonien, de ceux qui rappellent les ténèbres primitives et les vieilles forces qui courent sous le monde. Les colonnes suintent d’eau et de temps — elles n’ont pas d’âge ni d’origine, elles ont été récupérées aux quatre coins de l’Empire pour finir leur vie dans cette gloire obscure et secrète. La plupart sont irrégulières, érodées par l’eau ou calcifiées d’excroissances humides. L’une est même entièrement couverte d’yeux sculptés, innombrables dans la pierre blanche. Elles se tiennent là, impossibles à compter, dans toutes les directions — même sous nos pieds — et plongent leurs racines dans un passé si ancien qu’il n’a même plus de nom. Elles viennent de partout : leurs chapiteaux de toutes formes en attestent. Peut-être se parlent-elles dans la nuit, dans le langage musical et liquide des pierres et de l’eau.
Nos yeux plongent dans leur enfilade, s’éteignent dans les ténèbres. Tout au fond, près d’un mur, deux têtes gigantesques gardent le sanctuaire sans dieu. Méduse — femme et serpente, reine des pierres, gardienne terrible et maudite des lieux occultes. Deux têtes de Méduse, au bas de deux colonnes, blocs détachés de quelque temple oublié pour venir remplir ici leur plus longue mission. Elles ne nous regardent pas. Nous ne les intéressons en aucune façon. S’il est un ennemi, il est ailleurs. D’ailleurs on les a placées dans d’autres dimensions : l’une retournée la tête en bas, l’autre à l’horizontale. Dans la réalité qui est la nôtre, les hommes passent comme des reflets, invisibles et aveugles, et n’entendent que le clapotis des gouttes sur l’eau noire.
lundi 6 avril 2009
ISTANBUL (4) : PREMIERE MERVEILLE (suite) — ETAGES BLEUS
A l’intérieur, c’est un autre miracle. Bleu, en vérité, la mosquée n’a pas volé son surnom, non seulement à cause de l’extraordinaire faïence d’Iznik, mais aussi des multiples vitraux colorés. La lumière qui pénètre ici n’est peut-être pas surnaturelle mais elle est apaisée, apprêtée, la lumière comme les Croyants a procédé à ses ablutions, ôté doucement ses chaussures.
Et le regard à nouveau s’élève vers les coupoles, se perd dans ces arabesques bleues et or, éperdu mais jamais égaré. Ceux qui déploraient le manque d’arcs, de courbes de pierre, n’ont-ils pas vu que les courbes étaient inscrites dans la décoration même, frises, mosaïques, calligraphies ?
Bleu, bleus, le regard monte étrangement par étages imaginaires, comme si la hauteur de l’édifice lui imposait ces paliers d’acclimatation.
Le rez-de-chaussée serait humain. D’abord il est peuplé d’êtres vivants, de pieds nus sur les tapis feutrés. Et puis les fenêtres qui éclairent ce niveau ne comportent plus de vitraux : la lumière qui pénètre ici nous est familière, même si les lustres géants descendus tout près di sol l’infléchissent à nouveau.
On lève les yeux : c’est le niveau monumental, imposant, impressionnant, les larges piliers presque surdimensionnés, l’œil s’affole à vouloir les embrasser tout entiers, à découvrir que malgré tout ils sont à l’échelle de cet immense espace. On pense, alors, à l’Egypte, à Karnak, à cause de ces larges colonnes cannelées, à cause aussi du bleu et or des frises qui les surplombent, un bleu presque lapis-lazuli, ici.
Et puis on monte encore, on n’est plus du tout en Egypte, on n’est plus du tout écrasé. On monte encore, vers les coupoles et leurs délirantes harmonies bleutées, et quelque chose nous attire là-haut — soudain il est évident que ce lieu a été bâti pour prier un Dieu, et que ce Dieu est unique, comme est unique notre élan vers le ciel des coupoles. Et sans conteste, à la subtilité des motifs et des couleurs, à la fluidité des caractères au symbolisme limpide, à l’absence de toute représentation humaine — nous revoici en terre d’Islam.
Les pieds doucement plantés dans un tapis, au ras du sol, les yeux envolés dans un élan spirituel presque abstrait. Sur les parois extérieures on trouve davantage de vert et, oui, le vert est la couleur du Prophète. Mais ici — ici à n’en pas douter — le bleu est la couleur de l’âme (et l’Islam turc si terriblement imprégné de mystique soufie que vous me pardonnerez peut-être ces élans.)
Et le regard à nouveau s’élève vers les coupoles, se perd dans ces arabesques bleues et or, éperdu mais jamais égaré. Ceux qui déploraient le manque d’arcs, de courbes de pierre, n’ont-ils pas vu que les courbes étaient inscrites dans la décoration même, frises, mosaïques, calligraphies ?
Bleu, bleus, le regard monte étrangement par étages imaginaires, comme si la hauteur de l’édifice lui imposait ces paliers d’acclimatation.
Le rez-de-chaussée serait humain. D’abord il est peuplé d’êtres vivants, de pieds nus sur les tapis feutrés. Et puis les fenêtres qui éclairent ce niveau ne comportent plus de vitraux : la lumière qui pénètre ici nous est familière, même si les lustres géants descendus tout près di sol l’infléchissent à nouveau.
On lève les yeux : c’est le niveau monumental, imposant, impressionnant, les larges piliers presque surdimensionnés, l’œil s’affole à vouloir les embrasser tout entiers, à découvrir que malgré tout ils sont à l’échelle de cet immense espace. On pense, alors, à l’Egypte, à Karnak, à cause de ces larges colonnes cannelées, à cause aussi du bleu et or des frises qui les surplombent, un bleu presque lapis-lazuli, ici.
Et puis on monte encore, on n’est plus du tout en Egypte, on n’est plus du tout écrasé. On monte encore, vers les coupoles et leurs délirantes harmonies bleutées, et quelque chose nous attire là-haut — soudain il est évident que ce lieu a été bâti pour prier un Dieu, et que ce Dieu est unique, comme est unique notre élan vers le ciel des coupoles. Et sans conteste, à la subtilité des motifs et des couleurs, à la fluidité des caractères au symbolisme limpide, à l’absence de toute représentation humaine — nous revoici en terre d’Islam.
Les pieds doucement plantés dans un tapis, au ras du sol, les yeux envolés dans un élan spirituel presque abstrait. Sur les parois extérieures on trouve davantage de vert et, oui, le vert est la couleur du Prophète. Mais ici — ici à n’en pas douter — le bleu est la couleur de l’âme (et l’Islam turc si terriblement imprégné de mystique soufie que vous me pardonnerez peut-être ces élans.)
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ISTANBUL (3) : PREMIERE MERVEILLE — UNE CASCADE DE COUPOLES
Deux merveilles très différentes, visitées aujourd’hui, se sont imprimées en moi. J’entends merveille au sens fort. J’entends : je crois n’avoir jamais vu d’édifices comparables à ces deux-là. Jamais.
Deux merveilles qui défient la description. De tous les arts, l’architecture et la musique sont ceux que je peine le plus à traduire en littérature.
Tout à l’heure je les contemplais, ébahie, et déjà je sentais leur résistance aux mots. Je dois essayer, pourtant. Par devoir et par obstination.
La première est bien sûr la Mosquée Bleue. L’espèce de condescendance avec laquelle les « spécialistes » la traitent parfois ne laisse pas de m’agacer. N’ont-ils donc pas de tripes et pas d’âme ? Peut-on, devant la Mosquée Bleue, réagir autrement qu’en écarquillant les yeux, pour y absorber le plus de miracle possible ?
Ils disent : peut-être un peu trop théâtrale — montre une civilisation à son déclin incapable d’innover — belle du dehors, certes, mais au-dedans, peu d’harmonie, de trop épars piliers, pas de courbes mises en valeur…
N’ont-ils pas d’yeux pour voir ? Ou leurs yeux n’ont-ils pas de regard ?
Mon problème est tout autre : la Mosquée Bleue s’adresse au regard et à l’âme sans le truchement des mots. Elle n’a pas besoin de mots, à peine même des versets calligraphiés du Coran sur ses frises et dans ses coupoles. Elle existe sans eux dans la grâce et la majesté infinies.
Six minarets graciles lancés vers le ciel, délimitant l’édifice et le signalant aux regards. Les hampes du kufi, une signature verticale sur le ciel.
Entre eux, l’harmonie — ouverte et fermée, la cour blanche et ses arcades, la gigantesque salle de prière et ses célèbres bleus. Mêmes proportions, mais la lumière change du tout au tout.
Entre eux, dit-on, une cascade de coupoles. Oui : mais une cascade qui miraculeusement s’élèverait vers le ciel au lieu de retomber au sol. Une cascade de dômes étagés comme une petite ville, dans la sobre et élégante pierre grise, si différente des briques byzantines. Le regard s’y porte toujours, depuis l’Hippodrome, depuis Ayasofia, dans les jardins qui les séparent. Et nos yeux montent, étonnés, jusqu’au ciel, dont les voûtes se sont soudain abaissées sur la terre.
Deux merveilles qui défient la description. De tous les arts, l’architecture et la musique sont ceux que je peine le plus à traduire en littérature.
Tout à l’heure je les contemplais, ébahie, et déjà je sentais leur résistance aux mots. Je dois essayer, pourtant. Par devoir et par obstination.
La première est bien sûr la Mosquée Bleue. L’espèce de condescendance avec laquelle les « spécialistes » la traitent parfois ne laisse pas de m’agacer. N’ont-ils donc pas de tripes et pas d’âme ? Peut-on, devant la Mosquée Bleue, réagir autrement qu’en écarquillant les yeux, pour y absorber le plus de miracle possible ?
Ils disent : peut-être un peu trop théâtrale — montre une civilisation à son déclin incapable d’innover — belle du dehors, certes, mais au-dedans, peu d’harmonie, de trop épars piliers, pas de courbes mises en valeur…
N’ont-ils pas d’yeux pour voir ? Ou leurs yeux n’ont-ils pas de regard ?
Mon problème est tout autre : la Mosquée Bleue s’adresse au regard et à l’âme sans le truchement des mots. Elle n’a pas besoin de mots, à peine même des versets calligraphiés du Coran sur ses frises et dans ses coupoles. Elle existe sans eux dans la grâce et la majesté infinies.
Six minarets graciles lancés vers le ciel, délimitant l’édifice et le signalant aux regards. Les hampes du kufi, une signature verticale sur le ciel.
Entre eux, l’harmonie — ouverte et fermée, la cour blanche et ses arcades, la gigantesque salle de prière et ses célèbres bleus. Mêmes proportions, mais la lumière change du tout au tout.
Entre eux, dit-on, une cascade de coupoles. Oui : mais une cascade qui miraculeusement s’élèverait vers le ciel au lieu de retomber au sol. Une cascade de dômes étagés comme une petite ville, dans la sobre et élégante pierre grise, si différente des briques byzantines. Le regard s’y porte toujours, depuis l’Hippodrome, depuis Ayasofia, dans les jardins qui les séparent. Et nos yeux montent, étonnés, jusqu’au ciel, dont les voûtes se sont soudain abaissées sur la terre.
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ISTANBUL (2) : GRAND(S) ECART(S)
Albatros Hotel
Qui n’est pas l’hôtel prévu — ce fut la première étonnante déconvenue de notre voyage. Et se fait jour la nécessité d’un choix : le carnet de voyage doit-il se faire diariste amusé de nos Tribulations Stambouliotes, parler du changement d’hôtel, des horaires d’ouverture de Ayasofia, de la venue de Barack Obama en même temps que nous, de la quête pluvieuse d’un mythique restaurant ?
Ou doit-il au contraire se changer en Livre des Merveilles, laissant délibérément de côté ces aléas pour s’efforcer de reproduire, au mieux de sa plume, quelques illuminations ?
Ne me dites pas que l’on peut joindre les deux, passer sans cesse de l’un à l’autre.
Cette ville est déjà un grand écart, de bien des façons. Je ne crois pas pouvoir y ajouter celui des registres.
La première chose qui m’a frappée au débarquement, dans l’aéroport d’Istanbul : un grand panneau annonçant qu’elle serait Ville Européenne de la Culture en 2010. Paradoxe : elle peut recevoir ce titre, mais pas entrer dans l’UE. Je sais : on m’objecterait qu’Istanbul ne peut entrer dans l’UE sans le reste de la Turquie, et que si elle, la Ville des Villes, est incontestablement européenne, les profondeurs de l’Anatolie le sont moins clairement. Et je serai bien embarrassée, ne connaissant pas l’Anatolie.
Je commence, à peine, à connaître Istanbul. Je ne dépasserai jamais cet à peine. Je me demande à quel point on peut connaître Istanbul, l’habiterait-on depuis trente ans.
Toute la journée nous avons discuté cela, mon Amour et moi, posé ces questions auxquelles nous n’avons pas de réponses — pas de bonnes réponses, en tout cas.
Istanbul est-elle européenne ? Est-elle orientale ? Est-elle étrange — j’entends, plus étrange que les autres villes-frontières ? Est-elle même réelle ? Ou impossible — ou réelle en cent lieux superposés — ou plus réelle que bien d’autres lieux ?
Peut-on posséder Istanbul ?
Ses dirigeants et ses habitants n’ont-il pas été d’étranges locataires de la Cité, conscients, pour les plus lucides d’entre eux, qu’ils n’en seraient pas les maîtres, que la Ville restait sa propre maîtresse, les soumettait à sa loi ?
Ainsi, Ali Pasa, découvrant les spectaculaires mosaïques chrétiennes de Saint-Sauveur-in-Chora, n’ordonna-t-il pas de les détruire ni de les remplacer, mais simplement de les recouvrir d’un « léger badigeon », comme s’il cherchait plutôt à les protéger, comme s’il savait qu’un temps viendrait où on désirerait les dévoiler à nouveau.
Ainsi les architectures byzantine et ottomane semblent-elles s’être fondues l’une dans l’autre, basiliques métamorphosées en mosquées et flanquées de minarets ; mosquées imitant les plans des églises byzantines, rivalisant de majesté avec Ayasofia.
Istanbul fait œuvre de récupération. Elle est creuset, vraiment, et change tout ce qui la pénètre en beauté, complexité, démesure. Non : pas démesure. Istanbul connaît les lois des nombres et de l’harmonie.
Deux édifices immenses, massifs, incomparables, peuvent s’y dresser face à face ou côte à côte, et pourtant cela ne devient pas démesuré. Peut-être, en effet, parce qu’elle plie même la réalité à ses lois.
Qui n’est pas l’hôtel prévu — ce fut la première étonnante déconvenue de notre voyage. Et se fait jour la nécessité d’un choix : le carnet de voyage doit-il se faire diariste amusé de nos Tribulations Stambouliotes, parler du changement d’hôtel, des horaires d’ouverture de Ayasofia, de la venue de Barack Obama en même temps que nous, de la quête pluvieuse d’un mythique restaurant ?
Ou doit-il au contraire se changer en Livre des Merveilles, laissant délibérément de côté ces aléas pour s’efforcer de reproduire, au mieux de sa plume, quelques illuminations ?
Ne me dites pas que l’on peut joindre les deux, passer sans cesse de l’un à l’autre.
Cette ville est déjà un grand écart, de bien des façons. Je ne crois pas pouvoir y ajouter celui des registres.
La première chose qui m’a frappée au débarquement, dans l’aéroport d’Istanbul : un grand panneau annonçant qu’elle serait Ville Européenne de la Culture en 2010. Paradoxe : elle peut recevoir ce titre, mais pas entrer dans l’UE. Je sais : on m’objecterait qu’Istanbul ne peut entrer dans l’UE sans le reste de la Turquie, et que si elle, la Ville des Villes, est incontestablement européenne, les profondeurs de l’Anatolie le sont moins clairement. Et je serai bien embarrassée, ne connaissant pas l’Anatolie.
Je commence, à peine, à connaître Istanbul. Je ne dépasserai jamais cet à peine. Je me demande à quel point on peut connaître Istanbul, l’habiterait-on depuis trente ans.
Toute la journée nous avons discuté cela, mon Amour et moi, posé ces questions auxquelles nous n’avons pas de réponses — pas de bonnes réponses, en tout cas.
Istanbul est-elle européenne ? Est-elle orientale ? Est-elle étrange — j’entends, plus étrange que les autres villes-frontières ? Est-elle même réelle ? Ou impossible — ou réelle en cent lieux superposés — ou plus réelle que bien d’autres lieux ?
Peut-on posséder Istanbul ?
Ses dirigeants et ses habitants n’ont-il pas été d’étranges locataires de la Cité, conscients, pour les plus lucides d’entre eux, qu’ils n’en seraient pas les maîtres, que la Ville restait sa propre maîtresse, les soumettait à sa loi ?
Ainsi, Ali Pasa, découvrant les spectaculaires mosaïques chrétiennes de Saint-Sauveur-in-Chora, n’ordonna-t-il pas de les détruire ni de les remplacer, mais simplement de les recouvrir d’un « léger badigeon », comme s’il cherchait plutôt à les protéger, comme s’il savait qu’un temps viendrait où on désirerait les dévoiler à nouveau.
Ainsi les architectures byzantine et ottomane semblent-elles s’être fondues l’une dans l’autre, basiliques métamorphosées en mosquées et flanquées de minarets ; mosquées imitant les plans des églises byzantines, rivalisant de majesté avec Ayasofia.
Istanbul fait œuvre de récupération. Elle est creuset, vraiment, et change tout ce qui la pénètre en beauté, complexité, démesure. Non : pas démesure. Istanbul connaît les lois des nombres et de l’harmonie.
Deux édifices immenses, massifs, incomparables, peuvent s’y dresser face à face ou côte à côte, et pourtant cela ne devient pas démesuré. Peut-être, en effet, parce qu’elle plie même la réalité à ses lois.
dimanche 5 avril 2009
ISTANBUL (1) : LE REVE
Dans l’avion
De mes années d’Université j’ai conservé cette habitude de la question préliminaire : interroger d’abord mes présupposés, mes préjugés, mes fantasmes, mes raisons intimes et subjectives d’aborder un sujet — ou d’aimer un pays.
Appelons cela une précaution épistémologique.
Et je rêve d’Istanbul depuis longtemps. J’ai tant de raisons de rêver d’elle et de l’aimer qu’il est difficile de croire qu’une ville unique puisse englober tout cela. Mais c’est justement l’une des grâces d’Istanbul : elle est multiple. Innombrable, peut-être.
Mon Amour — qui l’a déjà visitée — affirme qu’on la sent exister de plain-pied sur plusieurs réalités, dans plusieurs dimensions. Plusieurs, insiste-t-il, plus de deux. Et peut-être Istanbul est-elle après tout le modèle de cette Polis aux neuf vies que j’attends d’écrire depuis longtemps.
Pourquoi j’aime Istanbul, donc. Parce qu’elle a trois noms et que tous trois sont des légendes, qu’on me les chantait enfant comme une litanie ensorcelée — Byzance, Constantinople, Istanbul…
Parce que j’aime les cités-frontières, les cités-portes, et que n’en déplaise au pays de Gex, aucune ne l’est davantage que celle-là., aussi littéralement — la Sublime Porte, la Porte de l’Orient. Le lieu où deux mondes… ne s’entrechoquent pas, pas vraiment, mais se rencontrent et s’interpénètrent, comme deux vagues dont les ondes se croiseraient toujours au même point. En ce point-là, l’Occident se change en Orient, ou le contraire.
Parce que l’histoire, évidemment : ville de strates, chacune reconstruisant sur la précédente et à partir d’elle. C’est cela que j’aime dans l’Histoire, que j’ai aimé déjà en Syrie : qu’une église puisse se changer en mosquée, qu’en un même lieu on puisse bâtir un temple, grec, romain, chrétien, ottoman.
Parce que l’Orient-Express et les mythes qui l’accompagnent, en moi et hors de moi.
Parce que quelques noms — de grands noms, de ceux qui laissent un écho dans le monde et dans les âmes.
Parce qu’il s’agit, aussi, d’une ville de roman — et que je suis, qu’on le veuille ou non, romanesque, romantique et peut-être aussi romancière.
Nous survolons les Alpes. J’ai rarement vu si nettement leur relief et leurs neiges, leur étendue massive.
J’en suis heureuse : l’Orient-Express doit en passer par là pour atteindre la cité mystérieuse et vivante au bord de la mer de Marmara, du Bosphore, de la Corne d’Or. La magie du voyage est aussi dans les noms. Cela je le sais depuis longtemps : depuis que je suis assez grande pour lire des cartes et en copier.
De mes années d’Université j’ai conservé cette habitude de la question préliminaire : interroger d’abord mes présupposés, mes préjugés, mes fantasmes, mes raisons intimes et subjectives d’aborder un sujet — ou d’aimer un pays.
Appelons cela une précaution épistémologique.
Et je rêve d’Istanbul depuis longtemps. J’ai tant de raisons de rêver d’elle et de l’aimer qu’il est difficile de croire qu’une ville unique puisse englober tout cela. Mais c’est justement l’une des grâces d’Istanbul : elle est multiple. Innombrable, peut-être.
Mon Amour — qui l’a déjà visitée — affirme qu’on la sent exister de plain-pied sur plusieurs réalités, dans plusieurs dimensions. Plusieurs, insiste-t-il, plus de deux. Et peut-être Istanbul est-elle après tout le modèle de cette Polis aux neuf vies que j’attends d’écrire depuis longtemps.
Pourquoi j’aime Istanbul, donc. Parce qu’elle a trois noms et que tous trois sont des légendes, qu’on me les chantait enfant comme une litanie ensorcelée — Byzance, Constantinople, Istanbul…
Parce que j’aime les cités-frontières, les cités-portes, et que n’en déplaise au pays de Gex, aucune ne l’est davantage que celle-là., aussi littéralement — la Sublime Porte, la Porte de l’Orient. Le lieu où deux mondes… ne s’entrechoquent pas, pas vraiment, mais se rencontrent et s’interpénètrent, comme deux vagues dont les ondes se croiseraient toujours au même point. En ce point-là, l’Occident se change en Orient, ou le contraire.
Parce que l’histoire, évidemment : ville de strates, chacune reconstruisant sur la précédente et à partir d’elle. C’est cela que j’aime dans l’Histoire, que j’ai aimé déjà en Syrie : qu’une église puisse se changer en mosquée, qu’en un même lieu on puisse bâtir un temple, grec, romain, chrétien, ottoman.
Parce que l’Orient-Express et les mythes qui l’accompagnent, en moi et hors de moi.
Parce que quelques noms — de grands noms, de ceux qui laissent un écho dans le monde et dans les âmes.
Parce qu’il s’agit, aussi, d’une ville de roman — et que je suis, qu’on le veuille ou non, romanesque, romantique et peut-être aussi romancière.
Nous survolons les Alpes. J’ai rarement vu si nettement leur relief et leurs neiges, leur étendue massive.
J’en suis heureuse : l’Orient-Express doit en passer par là pour atteindre la cité mystérieuse et vivante au bord de la mer de Marmara, du Bosphore, de la Corne d’Or. La magie du voyage est aussi dans les noms. Cela je le sais depuis longtemps : depuis que je suis assez grande pour lire des cartes et en copier.
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